Balkan finish

7 juin 2011
  •  Parcours:
    • Monténégro : Muriqan (frontière albanaise) – Bar – Budva- Tivat – Kotor – Cetinje – Podgorica – Kolasin – Mojkovac – Zabljak – Savnik – Miljkova – Scepan Polje (frontière bosnienne)
    • Bosnie-Herzégovine : Brod – Sarajevo – Konjic – Mostar – Posusje
    • Croatie et Slovénie: Imotski – Cista Provo – Sinj – Knin – Sibenik – Zadar à frontière slovène (portion en bus) – Kozina (frontière italienne)
    • Italie : Trieste – Monfalcone – Cervignano – Portogruaro – Venise
  • Kilométrage (hors bus) : 1310 kms
  • Durée : 18 jours

Monténégro

Amet m’escorte sur la dizaine de kilomètres qui me séparent du Monténégro. Athlétique et d’un naturel jovial, mon jeune hôte albanais d’à peine plus de 16 ans, vêtu d’un maillot de l’US Postal (ndlr : équipe cycliste qui concourait notamment sur le Tour de France) et assis sur un vélo à moitié rouillé, tient à m’accompagner pour que je ne me perde pas à la sortie de Shköder. Pas de langue commune, et c’est dans un bricolage de langues et de signes que nous discutons de vélo, de ses victoires régionales et déceptions nationales, de son espoir de devenir cycliste professionnel comme son idole Lance Armstrong, et ce n’est pas peu fier qu’il me montre ses talents de « danseuse »*.

Délaissé par mon hôte pour une cyclotouriste suisse faisant le trajet en sens inverse, je continue sur une route exigüe, qui serpente après la frontière dans d’épaisses forêts sauvages, où quelques enclos ont été aménagés pour le bétail et les habitations. Il ne doit pas être plus de 16 heures, pourtant la lumière peine à percer la chape de nuages difformes qui assombrissent les versants montagneux. La « Montagne Noire », que le Monténégro porte bien son nom! Comme un lieu bien réel sorti tout droit de l’imaginaire de Tolkien… En apercevant les contreforts culminant à plus de 1000m autour de la ville portuaire de Bar, je comprends mieux comment ce petit pays a pu résister durant des siècles aux assauts ennemis.

Le ciel noircit un peu plus à mesure que j’approche de la côte. Au diable mon intention de camper autant que possible durant ces dernières nuitées de voyage, et ce quelles que soient les conditions, la « douche » est imminente et je me trouve un hôtel bon marché près du port. Sous un ciel dégagé, je longe le lendemain le littoral qui n’est pas sans me rappeler celui de la Croatie : relief escarpé plongeant dans les eaux chaudes de l’Adriatique, dont la côte égrène quelques cités fortifiées bien préservées, autant d’atouts que le Monténégro met en valeur depuis son indépendance d’avec la Serbie en 2006 pour développer le tourisme.

Après Budva, je prends la direction des bouches de Kotor. Avec Dubrovnik, cette ville fait partie des joyaux de l’Adriatique. Les glaciers, en se retirant il y a quelques millions d’années, ont façonné les parois rocheuses imposantes et abruptes de la baie éponyme, au fond de laquelle cette ancienne ville navale fut bâtie. Des murailles bien conservées, un dédale de ruelles et de passages soignés et ombragés, des constructions en pierre de taille empreintes d’influence vénitienne, une ville-musée agréable, mais qui comme ses consœurs de la côte « vit » trop du tourisme et manque d’authenticité à mon goût.

J’y séjourne deux jours pour reposer un genou récalcitrant, avant d’affronter l’intérieur du pays qui s’annonce vallonné. J’ai le choix de continuer vers la côte croate, que je connais cependant déjà, et je préfère l’isolement et la beauté naturelle des montagnes, toujours à la hauteur des efforts entrepris pour y accéder.

L’ascension que je redoutais s’avère moins difficile que prévue et beaucoup plus spectaculaire. Le tronçon, seulement fréquenté par des colonies de mille-pattes téméraires, dessine de longs lacets dans le pic rocheux qui surplombe Kotor. Quelques paquets de neige subsistent encore, et avant de franchir le col, je m’arrête quelques instants pour profiter du panorama étourdissant qui embrasse le fjord et les rives de l’Adriatique.

Après la terne Podgorica (capitale), je poursuis vers le nord, en remontant les eaux cristallines de la Moraca qui s’épanouissent dans de profonds canyons résultant de l’érosion de massifs calcaires, caractéristiques de la région des Balkans. Quelques sentiers s’échappent de la route principale pour relier hameaux et fermes solitaires flanquées au pied des falaises. Me reviennent en mémoire des images de campagne norvégienne, celles qui défilaient devant ma fenêtre de train deux ans plus tôt: la géographie est bien différente ici, mais comme en Norvège, les hommes et leur bétail ont depuis longtemps apprivoisé les maigres espaces exploitables sur ces terrains reculés et isolés. Loin du tumulte urbain et côtier, les traditions pastorales sont encore très présentes au Monténégro.

Je m’enfonce dans la vallée de Tara après Mojkovac et lorgne sur les prés qui se succèdent: plats, tondus, verts, mon dos ne s’y trompe pas, c’est un matelas idéal pour la nuit. J’aperçois une femme en train de traire ses bovins et 5 minutes plus tard, elle m’indique où planter les piquets de ma tente sur son terrain, sous les regards incrédules de ses 4 petits-enfants. Invité pour un café, je passerai finalement la soirée chez Danitsa et Vojin, aujourd’hui retraités. Affairés en journée auprès du bétail, ils occupent la maison dans laquelle Vojin a grandi et qui abrite aujourd’hui 3 générations successives. Je n’ai plus de cadeau, seulement mon ordinateur et son millier de photos. Peu concernés et timides de prime abord, mais sans aucun doute curieux, les enfants, âgés de 8 à 14 ans, se prennent finalement au jeu du diaporama et des devinettes, traduites par la voisine anglophone venue pour diner. Yourtes, tours du vent, écoliers tadjikes ou iraniens et j’en passe, les photos suscitent réflexions et sourires, et me rapprochent d’Ivan et Marija qui m’adoptent comme grand-frère pour le restant de la soirée.

Posé sur le buffet, un œuf rouge attire mon attention : Danitsa m’explique que lorsque vient Uskrs (ndlr : la Pâques, orthodoxe au Monténégro), la tradition est de peindre des œufs durs. Le premier œuf coloré est considéré comme le gardien de la maison, il est ainsi conservé durant un an jusqu’à la Pâques de l’année suivante. J’apprends également qu’une autre tradition consiste à toquer l’œuf d’une autre personne à l’aide d’un œuf que l’on choisit au préalable. Celui qui parvient à casser l’œuf de son adversaire gagne alors le droit de le manger. Des œufs ot kutche (de la maison), comme le jambon fumé et le rakija (eau de vie obtenue à partir de fruits fermentés) qui me sont servis au petit déjeuner et sont fabriqués par mes hôtes.

Repu, je repars avec une plaquette de chocolat pour célébrer Pâques, et des souvenirs plein la tête. En cette matinée dominicale, c’est sur une route dépourvue de trafic que je découvre le parc national du Durmitor: ses maisons de bois et alpages estivaux, le parfum résineux qu’exhalent ses pins noirs, ses dangers aussi avec une roche qui en chutant manquera de peu de m’aplatir… autant de secrets que les photos ne rendent pas et qui justifient à eux seuls l’expérience du vélo ou de la randonnée dans ces espaces.

Comme souvent, je repense après coup aux personnes que je viens de rencontrer, à ce «hasard qui a généralement bien fait les choses», à la façon dont ces gens changent ma façon de percevoir le monde et inversement. Puis la route continue et l’esprit vagabonde, le fil de ma pensée se perd, et ressurgissent brusquement des images enfouies dans un coin de la mémoire: des visages que je croyais avoir oubliés, des situations insignifiantes comme des moments qui m’ont marqué à différentes périodes de ma courte vie, comme si tous ces instantanés s’intégraient dans un tout, une suite logique dont l’aboutissement serait la réalisation de ce voyage.

Après le col de Zabljak, je traverse un vaste plateau désertique, ourlé à l’ouest par les sommets enneigés du massif du Durmitor, au pied desquels je camperai pour la nuit. Les locaux rencontrés se contredisent sur l’ouverture ou non du col à 1900m que je souhaite emprunter pour rallier Sarajevo (en Bosnie) le lendemain. Je tente ma chance, plutôt confiant en voyant que la route est toujours au soleil, seulement quelques paquets de neige épars à 1600m, et je suis même sûr de mon coup lorsqu’une voiture me double. Quelques kilomètres plus tard, je vois mes espoirs ruinés par les coulées de neige qui m’empêchent de passer, quelques centaines de mètres avant le col… La route se maintenant à cette altitude après le col, donc a priori la neige aussi, dixit le randonneur qui conduisait la voiture, je préfère rebrousser chemin que de pousser le vélo sur la glace et dans la poudreuse sur quelques dizaines de kilomètres peut-être…

Un joli détour de 100 kms malgré tout et une journée supplémentaire au Monténégro donc, qui me permettra de fêter ce lundi de Pâques avec 2 français bloqués en … camping-car à l’abord du col, puis la soirée avec de joyeux drilles monténégrins qui m’inviteront pour un barbecue. Le hasard fait décidément bien les choses…

Bosnie-Herzégovine

Difficile de se faire une idée d’un pays lorsqu’on y reste un peu moins de 72 heures, qui plus est lorsque vous avez les yeux quasiment en permanence rivés sur le guidon, la tête sous la capuche pour éviter d’être trempé. Dans ces conditions, la Bosnie m’offre un visage bien triste jusqu’à Sarajevo : les alpages et bâtisses montagnardes traditionnelles du Monténégro laissent ici la place à de petits villages aux maisons de béton regroupées et aux couleurs défraîchies. Je rentre après la frontière sur le territoire de la Republika Sprska (ndlr : République Serbe de Bosnie), qui administre cette partie du pays à la suite des accords de Dayton il y a 16 ans. Multiconfessionnel, la Bosnie-Herzégovine s’est déchirée lorsque les Républiques fédératives de Yougoslavie, dont la Croatie, déclarent leur indépendance en 1991: Bosniens d’origine croate et Bosniens d’origine serbe souhaitent rattacher le territoire à la Croatie et à la Serbie respectivement, alors que les Bosniaques (ndlr : Bosniens musulmans), favorables à un partage des pouvoirs, se retrouvent entre les feux des deux parties.

En traversant Sarajevo, j’ai le sentiment de retracer le cours du temps, un temps qui commencerait à la fin de ces affrontements tragiques entre frères de sang de confession différente: en périphérie d’abord, je longe des immeubles de style soviétique encore criblés d’impacts de balles. Ils disparaissent ensuite progressivement derrière de nouvelles constructions bâties à la hâte, auxquelles succèdent verre et affiches publicitaires des centres commerciaux et centres d’affaires, pour enfin déboucher sur le petit centre ville touristique, autour du quartier turc, dont les vieux murs en pierre abritent les nombreux étalages flambant neufs des boutiques de souvenirs et d’artisanat local. Immuable elle, la ligne de tramway qui relie ces quartiers, empruntée par des wagons désuets qui font le pont entre les années.

C’est certain, visiter une ville comme Sarajevo requiert au moins 2 jours pour en prendre la température, 2 jours dont je ne dispose plus si je souhaite rallier en vélo Venise, où m’attend un train dans quelques jours. Dans la moitié d’après-midi qu’il me reste, je déambule donc dans le quartier turc et ses alentours, oscillant entre mosquées ottomanes et églises, suivant une foule hétéroclite dans laquelle se croisent hidjabs et jupettes. Les affres de la guerre sont encore visibles dans cette ville où ont commencé les affrontements, mais tout semble reparti comme avant pour ces habitants qui vivent côte à côte depuis des générations.

Jusqu’à Mostar la route borde des gorges aux contours imprécis derrière une brume persistante. Dans les villages, je croise le regard rembruni de quelques femmes âgées coiffées d’un fichu noir. Je suis ici dans la région de Bosnie et Herzégovine, l’autre entité territoriale du pays, la région des Bosniaques et Croates de Bosnie.

A Mostar comme ailleurs, les traces des affrontements sont encore visibles, et plus de 15 ans après les accords de Dayton, une certaine tension est toujours palpable, des drapeaux de Serbie ou de Croatie, selon les revendications, flottant au vent sur certaines maisons.

Je prévoyais de sortir du pays au niveau du barrage de Busko Jezero, mais rentre plus tôt en Croatie pour me rapprocher de la côte et ainsi échapper aux nuages menaçants à l’est. Je me promets de revenir dans ce pays que je n’ai fait qu’apercevoir, ce pays à l’histoire tourmentée qui a toujours subi son positionnement géographique à la croisée des chemins.

Sur le chemin de Venise

Dans de nombreuses conversations avec des locaux depuis le Monténégro, je persiste à parler russe, pensant que cette langue d’origine slave est comprise dans les Balkans, où les habitants ont les mêmes origines. Mes interlocuteurs eux persistent à me répondre en serbo-croate ou équivalent, et les discussions se poursuivent souvent ainsi, chacun comprenant quelques mots de la langue de l’autre et remplissant les trous de la phrase par des signes. S’il y a bien une chose que l’on apprend sur un long voyage, c’est à deviner la signification du langage corporel des autres, et deviner le sens d’une question sans piger un mot de ce que l’on vous raconte…

Depuis Sarajevo et dans les villes de taille moyenne cependant, l’anglais est souvent parlé, ainsi que l’allemand en Croatie. C’est le cas de Dinko, qui avec sa femme m’offrent le gîte et le couvert pour ma première nuit croate, alors que je m’apprêtais à marquer mon territoire nocturne en bordure de leur champ de tomates. Aujourd’hui retraité, Dinko a travaillé à Hambourg pendant 25 ans, une ville triste me confie-t-il, loin de sa famille qu’il ne voyait qu’une fois tous les 2 mois. J’aborde le sujet de la période yougoslave et son avis est sans équivoque: Tito était un dictateur. Si certains nostalgiques rappellent que quelques denrées alimentaires étaient gratuites à l’époque, Dinko insiste sur le fait que les libertés individuelles étaient bafouées par le régime.

Lesté de provisions supplémentaires, je poursuis durant deux jours dans une garrigue dense et sauvage. Maisons en ruines, impacts de balles, je découvre que la guerre est aussi passée par ici, dans cette région où une importante population d’origine serbe a fait sécession avec le nouveau pouvoir croate en place après l’indépendance. Cette minorité fut alors chassée et combattue par l’armée, non sans atrocités… Comme si celles-ci devaient venger les crimes commis contre les Croates de Bosnie…

Avec son chapelet d’îles à l’horizon, ses eaux calmes aux reflets dorés et ses terrasses d’oliviers étagées sur les collines avoisinantes, la côte croate provoque une certaine émotion au premier regard. Une douceur de vivre palpable en ce début de printemps, qui me rappelle une fois de plus mon cher pays qui se rapproche inexorablement. 9 mois déjà se sont écoulés depuis le départ d’Almaty et le compteur affiche quasiment 10 300 kms: l’occasion de regarder rétrospectivement le chemin réalisé, et de sourire en se remémorant les douleurs qui m’empêchaient de plier le genou droit seulement 15 jours avant mon départ au Kazakhstan, ce après une courte sortie cycliste entre amis: un projet qui s’annonçait mal parti…

Après une nuit en bus jusqu’à la frontière, j’aborde la Slovénie à la fraîcheur de l’aube, sous un brouillard épais qui masque les forêts et coupe les vallons en deux, conférant au lieu une atmosphère inquiétante. Découvrir et parcourir ces espaces singuliers me procure toujours autant de plaisir, comme le plaisir simple et léger que suscite la vision d’un ciel azur ou du blanc étincelant d’un sommet enneigé: le plaisir de vivre ces moments de liberté dans l’intimité de la nature environnante.

Après la riche cité italienne de Trieste, c’est une dense mais belle route des vins sur laquelle je m’attarde pour descendre quelques espresso, goûter quelques productions locales et discuter de ce qui n’est pas encore un souvenir avec des voyageurs. Le 4 mai après-midi, j’aperçois des campaniles se dresser au loin, la Sérénissime est en vue : Venise, célèbre pour ses canaux enchanteurs, l’est aussi car l’un de ses illustres marchands, Marco Polo, en est parti pour rejoindre l’Orient au 13è s. ap. J-C. Si je continue en vélo jusqu’à Paris, cet ancien port européen de la Route de la Soie constitue néanmoins l’arrivée symbolique de mon voyage.

Je franchis le pont qui me sépare de la ville, partagé entre une émotion indicible et la satisfaction d’être allé au bout de ce voyage rêvé de 10 492 kms, un voyage qui s’achève ici mais ne sera pas le dernier…

Une aventure riche, qui n’aurait pas vu le jour ou seulement plus tard, et aurait peut-être pris un cours différent sans le soutien avant et pendant de mes proches et amis, que je préfère remercier individuellement et directement.

Par ailleurs, la réalisation de ce blog, initialement destiné aux écoles, a donné une autre dimension à ce voyage. Merci beaucoup aux enseignants et enfants de m’avoir suivi, d’avoir échangé et commenté. Merci également aux personnes que je ne connais pas personnellement ou peu et qui m’ont écrit pour me saluer ou m’encourager.

Enfin, l’aventure a vécu grâce à toutes ces mains tendues, ces sourires, ce temps accordé, l’extraordinaire générosité de gens ordinaires, tous ces gestes et moments offerts qui « déposent lentement leurs provisions de douceur » en chacun de nous et que je soupçonnais à peine en partant. Sans ces rencontres pour la plupart fortuites, ce voyage aurait perdu sa raison d’être, merci beaucoup.


* Danseuse : se dit en cyclisme lorsque l’on pédale debout sur son vélo, généralement pour grimper une côte.

Réponses aux énigmes précédentes

1) Le 14 mai est un jour férié en Macédoine, durant lequel on célèbre les apôtres des Slaves, à savoir les frères Cyrille et Méthode, prêtres orthodoxes originaires de Thessalonique (région de Macédoine, en Grèce). Ils sont célébrés pour avoir évangélisé au 9è siècle après J-C les peuples slaves d’Europe centrale, en les dotant de textes religieux et en utilisant un nouvel alphabet que le frère Cyrille a créé, l’alphabet cyrillique.

2) Les peluches suspendues aux toits des maisons en construction sont utilisées en Albanie pour éloigner le mauvais œil ; attirant en effet les « mauvais » regards, elles permettent que ceux-ci n’entrent pas dans la maison.

Énigmes

  • Que fabrique-t-on dans ces fours en brique ?

  • Pour quelle raison ce pont situé à Sarajevo fait-il partie du patrimoine historique de la ville?
  1. C’est le plus vieux pont de Sarajevo ;
  2. L’archiduc austro-hongrois François Ferdinand y fut assassiné en juin 1914, déclenchant par le jeu des alliances la Première Guerre Mondiale;
  3. Il est réputé indestructible;
  4. C’est l’unique pont piéton de la ville.


Nid d’aigle

3 Mai 2011
  • Parcours : Qaf’e Thanës – Elbasan – Tiranë – Krujë – Laç – Lezhë – Shköder – Muriqan (frontière)
  • Kilométrage : 271 kms
  • Durée : 3 jours

Difficile de se faire une idée d’un pays lorsqu’on y reste à peine 72 heures, cependant suffisant pour me forger une image bien différente de celle que l’on m’avait servie. Lorsque l’on me parlait d’Albanie, notamment en Grèce ou en Macédoine, c’était surtout pour me mettre en garde contre ce pays pauvre, des Albanais fermés sur eux-mêmes et voleurs, alors que le plus souvent ces personnes n’y avaient jamais mis les pieds…

La première image que je garde de l’Albanie, c’est celle des montagnes traversées le premier jour (qui occupent les 2/3 du territoire), et de la route qui m’amène à Tirana, la capitale du pays. Le lac d’Ohrid d’abord, vu des hauteurs qui embrassent les sommets macédoniens culminant à plus de 2000 mètres, aujourd’hui couverts de neige fraîche. Un lac d’Ohrid qui semble se réveiller ce matin comme au premier jour du monde, et sur les bords duquel apparaissent déjà les bunkers de béton construits à l’époque de la dictature d’Enver Hoxha*. La route descend ensuite progressivement, se frayant un espace étroit au fond des gorges successives, que surplombent des habitations isolées, comme juchées sur des nids d’aigle, inaccessibles. Après 95 kilomètres parcourus, c’est une ascension inattendue de 20 kilomètres à 10% qui m’emmène sur des crêtes offrant un panorama spectaculaire sur la Mer Adriatique et le Mont Partisan, tous deux à une quarantaine de kilomètres de là.

Je garderai ensuite l’image de cet accueil chaleureux que j’ai reçu. Alors que je m’arrête pour prendre une photo dans le premier village que je traverse, deux hommes assis à une terrasse m’interpellent et me demandent d’abord sèchement pourquoi je photographie un bâtiment. L’explication donnée dans un langage de signes, et qui semble les satisfaire, ou dont il semble plutôt se moquer, ils me tendent une chaise et me commandent une bière. Il est 10 heures cependant, je décline l’offre, trop tôt pour moi…

Je m’arrête plus tard dans un boui-boui bondé pour déjeuner : pas de langue commune, pas de menu, le serveur se met donc en quête d’un traducteur albanais – anglais, qui sera trouvé au bout de 10 minutes. L’espresso, après ce qui ressemble à un tchorpa (sorte de soupe avec des morceaux de mouton bouilli en l’occurrence), c’est « pour la maison » me dit-il en se pointant lui-même du doigt. En milieu d’après-midi, alors que je ne sais pas encore que je n’ai fait qu’à peine un dixième de la côte de 20 kilomètres qui n’en fait que 5 sur ma carte, j’achète sur le bord de la route une banane à Lulja, qui m’offre pour repartir quelques pommes et ce qui ressemble à une énorme meringue. Lulja devait savoir que l’ascension était encore longue…

Sur la route enfin, on klaxonne comme d’habitude pour me prévenir ou afin que je roule sur le bas-côté, mais aussi pour me demander si tout va bien avec un pouce levé en signe de «ok?». Des enfants me lancent des « Hello » amicaux, quelques enchainements appris à l’école, du style « Hello ! How are you ? Come from ? » (« Salut : Comment ça va ? Tu viens d’où ? ») et j’entends également des « Be careful ! » («Sois prudent ! »).

En effet, dans ce pays où la population ne conduit réellement que depuis moins de 20 ans (les 2000 voitures que comptaient le pays sous le régime autoritaire appartenaient essentiellement aux dirigeants communistes), les pick-ups et grosses cylindrées immatriculées en Italie* côtoient quelquefois des charrettes tirées par des ânes ou bien des tracteurs, sur des voies uniques et littéralement défoncées en dehors des grands axes, qui sont par ailleurs dépourvus de réels bas-côtés… Une agitation chaotique et anarchique donc qui règne sur les routes, mais également aux abords : les innombrables stocks de tôle et de pièces détachées, puis les cafés, surgissent parfois au milieu de nulle part ; sur l’aire de repos, les fermiers du coin exposent ici en plein air la viande à vendre ; là le barbier a élu domicile quasiment au milieu d’un champ.

L’Albanie enfin m’aura laissé une image beaucoup moins plaisante, déjà aperçue en Macédoine, celle d’une véritable décharge à ciel ouvert. Le plastique a envahi le quotidien de tout un chacun, les commerçants donnent un sac pour le moindre snickers ou paquet de chewing-gum, mais comme le reste des déchets, le plastique ne fait vraisemblablement pas ici l’objet d’un traitement. Il flotte au vent dans les arbres, à la surface des cours d’eau aux couleurs souvent douteuses, ou se dégrade lentement dans les champs. «Il faudra quelques années, comme en Italie » me dira un Albanais, mais à quel prix…

Quizz

En Albanie, on peut observer des peluches suspendues sur de nombreux bâtiments, le plus souvent en construction (voir photo infra). Pour quelle raison les Albanais font-ils cela ?

* Enver Hoxha, premier secrétaire du Parti Communiste albanais dans les années 40, devient le premier Président de la République Populaire d’Albanie (proclamée en 1946) et le restera durant près de 40 ans. Proche de l’URSS après la Seconde Guerre Mondiale, puis ensuite de la République Populaire de Chine, le pays choisit la voie de l’isolationnisme complet à partir de 1978. Pour se défendre en cas d’invasion ennemie, quelques 700 000 bunkers en béton (soit un pour 5 habitants !) ont été construits, notamment en haut de collines et sur les plages.

* Sortir du pays était impossible durant les années de dictature. Après la mort d’Enver Hoxha, le régime se fissure néanmoins peu à peu et de nombreux Albanais fuient le pays pour chercher du travail ailleurs, notamment en Italie (de l’autre côté de l’Adriatique) où beaucoup d’entre eux reçoivent l’asile politique. L’Italie est aujourd’hui encore une destination recherchée, ceci explique les nombreuses voitures immatriculées en Italie, et le fait que la langue étrangère la plus communément parlée en Albanie soit l’italien.

Salade macédonienne

3 Mai 2011
  • Parcours : Medzitlija (frontière) – Bitola – Resen – Ohrid – Sveti Naum – Ohrid – Struga – Qaf’e Thanës (frontière)
  • Kilométrage : 189 kms
  • Durée : 3 jours

Après la Grèce, j’ai le choix entre continuer directement en Albanie, ou faire un crochet par la Macédoine, pour une distance à peu de choses près équivalente. Je ne tergiverse pas longtemps ; primo, le lac et la ville d’Ohrid, situés en Macédoine et classés au patrimoine mondial de l’UNESCO, paraissent incontournables dans la région; secundo, passer au plus deux jours supplémentaires en Albanie ne sera de toute façon pas suffisant pour mieux appréhender ce pays ; tertio, je ne connais rien de la Macédoine si ce n’est Iskander (Alexandre le Grand)…

A quoi s’attendre de cette petite république alors? Une présentation succincte s’impose : le pays, indépendant depuis 1992, faisait partie jusqu’à cette date de la République fédérative socialiste de Yougoslavie*, tenue d’une main de fer depuis sa création en 1943 et pendant près de 40 ans par le maréchal Tito qui y met en place un État communiste. Avant l’épisode yougoslave, cette petite république de 2 millions d’habitants répartis sur un territoire environ vingt fois plus petit que notre hexagone, a rarement été indépendante et subi de nombreuses conquêtes : Romains, Bulgares, Byzantins, Serbes puis Ottomans. Un territoire qui fut le théâtre d’enjeux plus vastes, arbitré par des empires qui s’y livraient une lutte d’influence.

Sur le plan géographique enfin, ce pays n’a pas de littoral et même s’il présente un relief essentiellement montagneux, il connaît également un climat de type méditerranéen, en raison de sa proximité avec la mer (Égée au sud et Adriatique à l’ouest).

Un amalgame des époques, un pays et un environnement naturel à la croisée des chemins, c’est ce que j’ai ressenti pendant mon court séjour en Macédoine.

A Bitola d’abord, ville située à quelques kilomètres de la frontière, où je fais un stop douche et lessive, nécessaires après ces derniers jours de bivouac. Je parcours l’artère piétonnière Marsal Tito à la recherche d’un café internet : entre l’école militaire au style néo-classique et deux mosquées dans la pure tradition ottomane*, je suis aidé par un jeune albanais rencontré en face du théâtre de la ville, au design empreint de réalisme socialiste soviétique.

Le lendemain ensuite, sur la route que j’emprunte pour me rendre à Ohrid, je découvre les denses forêts de conifères du parc national du Pellister, puis une végétation différente, clairsemée, composée de fourrés épineux et de petits arbustes, comme ce que l’on rencontre plutôt dans les régions arides : une flore diversifiée donc, caractéristique de la position géographique du pays vraisemblablement.

Le lendemain encore, je discute cette fois-ci de tout et de rien avec un taxi d’origine turque, qui m’explique les difficultés rencontrées par sa communauté en Macédoine, puis atteins la ville d’Ohrid, le « coeur » spirituel du pays pour les orthodoxes, avec ces nombreuses églises médiévales aux fresques byzantines.

Un petit pays pluriel donc, dont les influences historiques se traduisent dans la langue où je reconnais des emprunts à la langue turc, dans la nourriture également avec la moussaka (grecque), les bureks (turque) ou encore le goulash (Europe centrale) notamment, des plats populaires ici; un petit pays qui comprend également plusieurs minorités avec lesquelles l’Éducation nationale doit composer.


Dans un collège macédonien

A Ohrid, j’ai été autorisé à visiter un type de collège particulier (en traduisant littéralement, il s’agit d’un collège « d’unité »), sans toutefois être autorisé à y prendre des photos.

A la suite du conflit civil qui opposait il y a dix ans la communauté albanaise (un quart de la population du pays) revendiquant plus d’autonomie et de reconnaissance, au gouvernement macédonien, celui-ci a notamment mis en place des quotas aux examens pour la principale minorité du pays*, et reconnut l’albanais comme deuxième langue officielle. Le collège pluriethnique d’Ohrid fait partie de ces quelques établissements publics créés pour adapter la scolarité aux caractéristiques ethniques du pays. Présidé par un ancien professeur d’anglais d’origine albanaise, un peu plus de 1400 élèves y étudient de l’équivalent de notre 6è jusqu’à la 3è. Parmi eux, environ 960 sont d’origine macédonienne (slave), 320 d’origine albanaise et 120 d’origine turque, une composition qui représente sensiblement celle du pays.

Dans leur langue maternelle respective, ils reçoivent les mêmes enseignements par classe de 20 à 25 élèves, qui sont par ailleurs les mêmes que dans un collège français (l’établissement est également laïc). Ils commencent l’apprentissage des langues tôt, avec l’anglais (à partir de l’âge de 6 ans pour tous) puis le français ou l’allemand (à partir de 12 ans pour tous) ainsi que le macédonien (à partir de 9 ans pour les non slaves). Les notes s’échelonnent de 1 à 5, 5 étant la meilleure note. Pas d’uniforme à l’école publique, et les garçons et filles étudient ensemble.

Quels moments partagent tous ces collégiens d’origine différente? La récréation quotidienne de 15 minutes, les cours de sport ainsi que les sorties culturelles organisées dans l’année. Le rythme scolaire s’étale sur une semaine de 5 jours, avec 7 cours quotidiens de 40 minutes dispensés soit le matin, soit l’après-midi, ce qui laisse à tous une demi-journée de disponible chaque jour. Ces moments libres peuvent être occupés à prendre des cours de soutien en cas de difficultés, ou participer à des compétitions organisées par l’école dans différentes disciplines (anglais et sport notamment), ou enfin réaliser des activités spécifiques, qui consistent souvent en des travaux ludiques auxquels 2 élèves de niveau différent sont associés.

Réponse au quizz précédent

La Mer Égée se situe à l’est du territoire grec et le sépare de la Turquie; la Mer Ionienne sépare la péninsule italienne et la Sicile à l’ouest, de l’Albanie et de la Grèce à l’est; la Mer Méditerranée borde notamment les côtes de la presqu’île du Péloponnèse, appartenant à la Grèce. La Mer Caspienne quant à elle est partagée par l’Iran, l’Azerbaïdjan, la Russie, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et le Turkménistan. Donc réponse 2).

Poséidon est le Dieu des Mers et des Océans. Frère de Zeus, qui règne sur le Ciel, il fait partie avec celui-ci des douze divinités olympiennes, soit 6 Dieux et 6 Déesses, qui selon la mythologie grecque résident sur le Mont Olympe. Athéna et Hermès appartiennent également aux divinités olympiennes : alors qu’Athéna, fille de Zeus, est la Déesse de la Guerre mais aussi de la Raison, Hermès est notamment le Dieu des voyageurs, des commerçants et des voleurs ! Donc réponse 3).

Quizz

Quelle événement est célébré le 24 mai en Macédoine?

  1. La Fête de l’Indépendance

  2. La naissance du roi Makedonius, père fondateur de la nation

  3. Le Jour des Saints Cyril et Méthode

  4. Le tremblement de terre qui a détruit 75% de Skopje (capitale) en 1963

* Yougoslavie : le terme signifie pays des Slaves du sud en serbo-croate. Elle regroupait la Serbie (incluant la région autonome du Kosovo, aujourd’hui indépendant), le Monténégro, la Slovénie, la Croatie, la Bosnie-Herzégovine et la Macédoine. Ces quatre dernières firent sécession en 1992.

* Architecture des mosquées ottomanes : inspirées des mosquées conçues par le grand architecte ottoman Sinan, beaucoup de mosquées construites par la suite dans l’empire reposent sur une base carrée, surmontée d’un dôme central soutenu par des dômes plus petits et d’autres petites coupoles.

* Quotas: par exemple, des catégories de fonctionnaires doivent comporter un certain nombre de personnes d’origine albanaise dans leurs effectifs. Lors des examens sanctionnant leur formation, des places sont ainsi « réservées » à cette minorité.

Quatre saisons

26 avril 2011
  • Parcours : Istanbul – Silivri – Tekirdag – Malkara – Feres – Alexandroupolis – Maronia – Mandra – Kavala – Kariani – Thessalonique – Veroia – Ritini – Servia – Ptolemaida – Aetios – Frontière macédonienne
  • Kilométrage : 1097 kms
  • Durée : 15 jours

Istanbul

Il y a des lieux comme ça que l’on ne parvient pas à quitter, Istanbul en fait partie. Je prévoyais d’y passer au plus une semaine, j’y ai finalement séjourné 15 jours. On trouve toujours une raison pour rester : une guesthouse sympa où l’on partage ses expériences avec d’autres voyageurs ; un quartier inexploré, un tekke* encore opérationnel, une pâtisserie dont vous a parlé un local rencontré autour d’un narghilé ; les rives du Bosphore, la météo qui s’annonce peu clémente, etc… bref, un peu de tout ça à la fois en fait.

L’ancienne Constantinople, c’est aujourd’hui une mégalopole de 16 millions d’habitants, une « petite Turquie » qui s’étend sur les 2 rives du Bosphore et continue de grignoter l’espace occupé par les forêts bordant la Mer Noire. Si dans le quartier historique de cette ancienne capitale de l’Empire ottoman, on est loin des intrigues, des dangers et de l’exotisme oriental que décrivait Pierre Loti à la fin du 19è siècle, il est toutefois facile de s’éloigner de l’agitation touristique et de se retrouver dans les quartiers plus authentiques et traditionnels, aux ruelles étroites et agitées, où le simitdji (vendeur de simit, ces petits pains de forme circulaire couvert de graines de sésame) vous demande si vous ne vous êtes pas perdus et où l’on vous propose inévitablement quelques tchaï.

Si je devais garder une image de la ville, ce serait celle de ce café du quartier de Beyazit, où mes pas m’ont régulièrement amené. Logés dans la cour d’une ancienne medrese (école d’enseignement religieux), plusieurs cafés ont en réalité investi le lieu où des stambouliotes ont l’habitude de se retrouver en fin de journée. Sous les volutes de fumée planant entre les lanternes multicolores que supportent des voûtes décorées d’arabesques, je commence une longue conversation avec Muhammad, un Turc francophone assis à côté de moi. Après un cours d’histoire sur le lieu, il m’explique qu’ici chaque habitué, comme le maire de l’arrondissement derrière nous, a « sa » place et « son » narghilé disposé d’une manière spécifique (càd à la turque, avec un chibouk* plus long que son camarade égyptien pour pouvoir poser son coude sur sa cuisse, « moins fatigant » me dit-il…). Professeurs, marchands de tapis, étudiants et j’en passe, tout ce petit monde se retrouve là et discute avec son voisin, ou tire longuement en silence sur son narghilé. Lieu de détente d’une clientèle quasi exclusivement masculine, on y vient également pour discuter affaires dans de petites salles prévues à cet effet.

Je reviens plus tard dans ce café où l’on partage la banquette du voisin, et y fais à chaque fois une nouvelle rencontre. A l’approche de l’Europe, je me dis que ces moments vont me manquer : ces discussions imprévues sur le coin d’une table ou sur le bord d’une route, les petites attentions et les invitations qui ont émaillé le parcours depuis mon départ, cette « chaleur » humaine qui nous fait me semble-t-il défaut dans nos contrées occidentales.


Thrace

2 semaines de petits plaisirs et de déambulations donc, avec cependant les jambes qui fourmillent. Avant de reprendre la route, il me faut remettre en état ma bicyclette qui a souffert durant ce dernier mois : de la rouille un peu partout, des câblages détendus, sans parler de la chaîne, de la cassette arrière (ndlr: vitesses sur la roue arrière) et des plateaux qui ont besoin d’être nettoyés.

Je quitte donc Istanbul comme neuf, avec l’idée de mettre le cap sur le sud des Balkans* pour aller chercher un peu de chaleur. Dernier soubresaut d’un hiver court et tardif, les chutes de neige abondantes à mon arrivée à Istanbul laissaient rapidement la place à un grand soleil : les oiseaux commençaient à chanter le printemps, les amandiers en fleur se paraient de leurs teintes argentées et cette brise fraîche printanière rafraîchissait l’air doux et sec lorsque je passais la Sublime Porte*.

La sortie de l’ancienne capitale impériale vaut celle de Téhéran, le trafic est vraiment très dense et je regrette de ne pas avoir pris un bus pour m’échapper de ces grands axes. Je dois attendre de passer Silivri, à environ 80 kilomètres pour seulement voir la Mer de Marmara. Je la longe depuis mon départ mais n’aperçois ses eaux scintillantes que par bribes seulement car le littoral est envahi d’immeubles et d’habitations similaires, entre lesquels paissent péniblement quelques troupeaux de vaches et de moutons.

Il me semble déjà que les allures et traits physiques ont changé de ce côté-ci de la Turquie : moins ronds, les visages sont plus allongés et laissent découvrir plus souvent des yeux bleu clair; la moustache, une institution en Turquie (ndlr : un Turc rencontré à Van m’expliquait sérieusement qu’il était capable de deviner à peu de choses près la profession d’un Turc selon les caractéristiques de sa moustache…), ne semble plus ici une affaire nationale. Je suis pourtant toujours au pays d’Atatürk, et les sollicitations pour étancher ma soif à coup de litres de tchaï sont là pour me le rappeler. Sous un pont, sur un chantier, dans une boulangerie, on m’assoit sur une chaise et on me laisse me reposer, ou on commence une petite conversation, parfois agrémentée de quelques questions drôles, du genre : « Conchita var ? « Var » signifiant « il y a » ou « tu as », la question est claire : « as-tu une Conchita ? », une copine vraisemblablement…

Pendant mon séjour en Anatolie, le vent n’aura quasiment cessé de m’accompagner. En Thrace, c’est le même refrain, la même symphonie lugubre et continue qu’un vent de nord ouest compose en se jouant de ma vitesse, de mes bagages et des interstices de ma tente lorsque je bivouaque. Sur le vélo, je peste comme d’habitude, car avec mon chargement, je dois pousser davantage sur les pédales pour atteindre la même vitesse, puis je continue résigné.

Un grand drapeau turc flotte à l’horizon, la frontière approche. Un dernier tchaï, un coup de tampon du côté turc, un signe de la main seulement côté grec, et j’ai les pieds dans l’Union européenne.


Grèce

Après 5 kilomètres d’autoroute, je bifurque sur une route de campagne au sud, pour me rapprocher de la mer. Sur les bas côtés, de petites chapelles apparaissent régulièrement, érigées sur des bornes en mémoire aux personnes défuntes qui ont péri lors d’un accident ou en remerciement pour les miraculés. Il me semble déjà que les dimensions ont changé ici, l’horizon semble fini : les montagnes de la chaîne des Rhodope au nord, les collines autour de moi où j’aperçois distinctement les habitations blanches parmi lesquelles se dresse l’église centrale. Entre les villages, les distances se raccourcissent, et je parviens néanmoins à trouver un bivouac confortable à l’abri des regards et du vent pour ma première nuit en Grèce.

Sous le soleil, j’atteins Alexandroupolis le lendemain midi, où je me régale de pain et de fromage frais accompagnés d’olives sur le front de mer, peuplé de terrasses de cafés bondées. La ville ne dispose pas de site d’intérêt particulier mais fleure bon la douceur de vivre méditerranéenne : espaces piétonniers, ruelles ombragées et arborées, balcons omniprésents desquels s’échappent parfums de cuisine et discussions animées, une quantité incalculable de cafés, fréquentés ici par de nombreux étudiants qui sirotent un café frappé autour d’une partie de cartes ou de backgammon.

Je m’offre un espresso en terrasse, ce p’tit noir qui m’avait manqué ces derniers mois, et me remets en route avec en point de mire Thessalonique (appelée aussi Salonique) 3 jours plus tard. Suivant l’itinéraire de ce qui était auparavant la Via Egnatia*, j’emprunte de petites routes et sentiers sinueux, d’abord le long d’un littoral escarpé couvert de maquis, puis dans les terres, occupées par de larges plaines cultivées, entrecoupées d’oliveraies, d’arbres fruitiers et d’églises. Le temps semble comme suspendu dans la plupart des villages traversés : l’animation est essentiellement perceptible aux terrasses du café du village où quelques hommes âgés consomment silencieusement un raki* ou un café en égrenant les perles de leur chapelet. Mon vélo et moi suscitons ici également curiosité et sollicitude, l’on m’offre quelques provisions pour la route, de quoi déjeuner, boire, en prenant le temps de m’expliquer la route que je dois prendre. L’occasion pour moi de commettre à chaque fois une erreur diplomatique en disant que je me rends en Macédoine, dont les Grecs revendiquent le nom… (ndlr : l’essentiel de la Macédoine historique fait désormais partie du territoire grec, dont la région que je traverse).

Chaque soir depuis mon arrivée dans le pays, je m’endors au son du clapotis de la pluie sur les parois de ma tente, puis je me réveille le matin dans une brume épaisse qui se lève progressivement pour laisser la place à un grand soleil. Comme d’habitude, je programme le réveil à 7h, comme d’habitude, je me lève à 8h30… Les nuits sont plus chaudes depuis quelques temps, ne sont plus entrecoupées de réveils à cause du froid ou de l’humidité et j’en profite. Je m’offre par ailleurs de superbes bivouacs avant Salonique, des bivouacs silencieux et isolés, en surplomb de la côte ou au bord de réserves naturelles. Quelques fois cependant, la recherche d’un bivouac constitue plus un choix par défaut que la quête d’un emplacement idéal, ce qui m’est arrivé lorsque je devais traverser une grande ville en fin d’après-midi. Ça ne loupe pas à Kavala : dans les faubourgs de la ville lorsque le soleil a déjà disparu derrière la côte, je finis par y trouver un site sur les hauteurs à une cinquantaine de mètres des immeubles. Heureusement, le chien qui ne cesse d’aboyer durant près une heure à l’entrée de ma tente n’éveille aucune inquiétude chez le voisinage resté muet.

Je reste 2 jours à Salonique, la deuxième ville de Grèce aujourd’hui. Lieu de naissance d’Atatürk, ancien carrefour portuaire et commercial incontournable aux époques antiques et byzantines, la ville attire surtout aujourd’hui beaucoup de jeunes venus pour étudier et profiter de sa vie nocturne, « la plus active de Grèce » me dira un Grec quelques jours plus tard. Pour ma part, j’y passe pour me rendre au pied du mont Olympe que l’on aperçoit déjà du port.

Le Mont Olympe est le point culminant de Grèce, à 2917 mètres d’altitude, mais surtout un lieu important de la mythologie grecque. En effet, son sommet constituait la demeure des Dieux, qui, cachés des mortels par les nuages, y séjournaient pour discuter et festoyer (ils se nourrissaient d’ambroisie qui les rendait immortels et buvaient le fameux nectar). Zeus, maître du Ciel et Dieu des Dieux, y possédait son trône et témoignait de sa présence et de sa colère à travers les orages qui éclataient autour de la montagne.

Parti de Veroia le midi, j’avale en un peu plus de 3 heures 50 kilomètres d’asphalte en pente douce sillonnant dans un épais maquis où surgissent quelques bergers grecs et albanais et leurs troupeaux de chèvres. Dans les hauteurs de la vallée de Katerini, je m’arrête pour un magnifique bivouac à près de 1000 mètres d’altitude en face de la demeure des Dieux, ensevelie sous la neige et abandonnée par ses célèbres occupants… Je contemple longuement cette montage vraiment impressionnante. J’ai vu de plus hauts et de plus beaux sommets, et même pédalé à une altitude plus élevée que sa cime, mais l’énorme masse de l’Olympe dégage une impression particulière parmi les sommets alentours qu’elle dépasse largement.

Cap sur Kozani le lendemain sur un tracé magnifique : la route longe d’abord de profondes gorges creusées au pied de la montagne sacrée, puis toujours à flanc de coteau, domine de larges vallées où le regard se perd au loin sur un tapis de sommets enneigés dont on ne perçoit que les formes sombres sous le ciel gris menaçant. Avant de me rendre en Macédoine (ou plutôt dans l’Ancienne République Yougoslave de Macédoine, FYROM en anglais, pour ne pas froisser les Grecs), je m’offre encore un joli parcours entre Ptolemaida et Kastoria, avec deux ascensions très exigeantes, après lesquelles je suis cependant joliment récompensé, comme souvent, par un panorama époustouflant.

Pédaler dans cette partie de la Grèce est un vrai régal, particulièrement au printemps, lorsque la chaleur est encore fraîche et humide. Les paysages montagneux sont fabuleux et ponctués de villages où il est plaisant de faire une pause café – bouquin – farniente. Avec ses deux lacs d’altitude et ses églises traditionnelles, la Macédoine se fend également de belles promesses…


Réponse à l’énigme précédente

Voici la fin du conte turc, donc ce que le sage a révélé à l’homme:

[…] Après lui avoir conté tout son voyage et ses rencontres, l’homme dit à l’ours :

  • Si tu manges la viande d’un idiot, ton mal de tête cessera.
  • Où vais-je trouver un meilleur idiot que toi ! ricana l’ours. Le vieux t’a donné tant de fois la fortune éternelle et tu n’as jamais saisi ta chance.

Et sur ces paroles, l’ours se jeta sur lui et le dévora.


Quizz

  •  Quelle mer ne borde pas les côtes du territoire grec ?
  1. La Mer Égée

  2. La Mer Caspienne

  3. La Mer Méditerranée

  4. La Mer Ionienne

  • Parmi les 4 dieux suivants, lequel est le dieu grec du voyage ?
  1. Poséidon
  2. Zeus
  3. Hermès
  4. Athéna

* Tekke : établissement soufi où se déroulent les cérémonies des derviches tourneurs.

* Chibouk : long tuyau de bois au bout duquel est placé le foyer.

* Balkans : péninsule d’Europe du Sud délimitée grossièrement par le Danube au nord, la Grèce au sud, la Slovénie à l’ouest et la Mer Noire à l’est.

* Sublime Porte : grande porte derrière laquelle siégeait le gouvernement de l’Empire ottoman (le grand vizir en était le chef), et nom que les diplomates étrangers utilisaient pour désigner l’Empire. Derrière cette porte se trouve aujourd’hui la mairie de la ville d’Istanbul.

* Via Egnatia : voie terrestre romaine qui permettait de rallier rapidement Byzance (actuelle Istanbul). Elle traversait les Balkans, où elle partait de l’actuel port de Dürres en Albanie puis traversait l’actuelle Grèce et la Thrace pour atteindre Byzance.

* Raki : eau de vie aromatisée à l’anis, consommée en Turquie et en Grèce notamment.

La fortune éternelle

28 mars 2011

γειά σου ! (« Eia sou » !)

Je suis en Grèce depuis peu, d’où je vous dévoile un nouveau tekerleme, ainsi qu’un autre conte turc*, cependant pas dans son intégralité… Vous devrez cette fois-ci deviner le pourquoi de la fin.

Tekerleme

Dans la nuit des temps,

Quand le tamis était dans le grand,

Quand le grand tamis s’est enflammé,

La pastèque s’est mise à marcher,

Et, à quatre pattes, elle s’est sauvée.

Alors, dans le peuplier,

Le poisson s’est envolé…

 

Le conte

Quand le passé était dans le temps,

et le tamis dans le blé des champs.

Dans un pays parmi les pays, vivait un homme. Une nuit , dans son rêve, un vieux sage lui dit :

  • Dans une contrée lointaine, il y a une montagne. Si tu creuses le flanc de cette montagne jusqu’à ce que l’eau en jaillisse, je te donnerai le bonheur et la richesse jusqu’à la fin de tes jours.

Alors l’homme enfila ses chaussettes et ses babouches et se mit en route. En passant par une forêt, il rencontra un ours qui lui demanda d’où il venait et où il allait. Lorsqu’il apprit la raison de son voyage, l’ours lui dit :

  • J’ai très mal à la tête, peux-tu demander à ce sage qui veut faire ta fortune quel serait le remède à mes maux ?

L’homme continua sa route. Un peu plus loin, il rencontra un vigneron qui taillait sa vigne. Le paysan lui demanda d’où il venait et où il allait. Lorsqu’il apprit la raison de son voyage, il lui dit :

  • Salue ton sage de ma part et demande-lui pourquoi ma vigne ne donne pas de raisin. Quel serait le remède ?

D’accord, je lui demanderai, dit l’homme et il reprit sa route.

Chemin faisant il arriva au bord de la mer où il vit un poisson qui se tapait la tête contre le sol. Quand l’homme l’interrogea sur ce geste curieux, le poisson répondit :

  • C’est parce que je n’arrive pas à tenir ma tête droite. Et toi, d’où viens-tu et où vas-tu ?

L’homme lui raconta le rêve dans lequel le sage lui avait promis la fortune éternelle. Alors le poisson le supplia de demander au sage pourquoi il ne pouvait pas tenir sa tête droite et quel serait le remède à son malheur. L’homme, après avoir promis de poser la question au sage, reprit sa route et arriva devant un palais gardé par des soldats qui le capturèrent sur-le-champ et le conduisirent devant le sultan. Ce sultan, qui était une fille déguisée en homme, demanda à l’étranger d’où il venait et où il allait. Lorsqu’elle apprit le motif de son voyage, elle lui dit :

  • Salue le sage de ma part et dis lui que j’ai beaucoup d’argent, de soldats et de trésors mais qu’aucun ennemi ne vient m’attaquer. Demande-lui pourquoi. Et quel serait le remède à  mon malheur ?

L’homme reprit sa route. Il marcha, marcha et arriva enfin au pied de la montagne qu’il recherchait. Il leva la tête et vit le vieux sage de son rêve, tout de noir vêtu. Il avança vers lui et le salua. Le vieux sage, lui tendant une pelle, dit :

  • Allez, creuse maintenant.

A peine l’homme eut-il donné deux coups de pelle que l’eau se mit à jaillir de la terre. A ce spectacle, le vieillard dit :

  • D’accord, je te donnerai la fortune éternelle, maintenant rentre chez toi.

Rempli de joie, l’homme reprit le chemin de sa maison. En route, il fit une halte au palais. La jeune fille, le voyant venir, lui demanda avec curiosité :

  • Qu’a-t-il dit pour moi ?
  • Il a dit : « Qu’elle se marie. »

La fille folle de joie sauta au cou de l’homme et lui dit :

  • Alors épouse- moi.

Ah non, je ne peux pas, le sage va me donner la fortune éternelle.

La jeune fille insista :

  • Deviens sultan à ma place, j’ai tant de biens et de fortune, que veux-tu de plus ? N’est-ce pas une belle fortune éternelle ?

Mais l’homme refusa et reprit sa route. Il alla jusqu’au bord de la mer où le poisson l’attendait :

  • Il paraît que ta tête est pleine de perles. C’est pourquoi tu ne peux la tenir droite. Si je te donne un coup de pied, les perles tomberont et tu seras soulagé.

Alors frappe-moi s’il te plaît, tape autant de fois qu’il faudra, le pria le poisson.

Dès que l’homme donna un coup au poisson, des perles se déversèrent et formèrent un petit tas. Le poisson ravi dit :

  • Prends toutes ces perles, je te les donne.

Puis il se jeta à l’eau et disparut. L’homme, étonné, ne prit aucune perle et s’éloigna en se disant : « De toute façon, le sage m’a promis la fortune éternelle ».

En chemin, il croisa le vigneron et lui dit :

  • Le sage a dit qu’il y a de l’or au pied tes vignes, si tu le retires du sol, ta vigne produira du raisin.

L’homme, ravi d’entendre cela, dit :

  • J’ai une fille merveilleuse, marie-toi avec elle et l’or sera à toi.
  • Ah non, je ne peux pas rester ici, le sage m’a promis la fortune éternelle.

Au bout de son chemin, il rencontra l’ours :

  • Alors qu’as-tu fait ? Qu’as-tu vu ? Où es-tu allé ? As-tu le remède à mes maux ?

Après lui avoir conté tout son voyage et ses rencontres, l’homme dit à l’ours :

[…]

Et sur ces paroles, l’ours se jeta sur lui et le dévora.

=> La question est donc : qu’est-ce que l’homme a dit à l’ours ? En d’autres termes, quelle est la parole du sage que l’homme a révélée à l’ours et qui a pour conséquence cette fin tragique?

* Les contes turcs présentés sont tirés du livre « Contes turcs – Dans la nuit des temps », aux éditions L’école des loisirs. L’auteure a choisi, traduit, adapté et illustré des contes recueillis par des spécialistes turcs.

Cheminées de fée, steppe et lacs d’altitude

24 mars 2011

Kayseri – Istanbul en bref

  • Parcours : Kayseri – Göreme – Nevşehir – Aksaray – Sultanhanı – Konya – Beyşehir – Yalvaç – Şuhut – Afyon – Kırka – Eskişehir – Bilecik – Iznik – Karamürsel – Kandıra – Şile – Istanbul
  • Kilométrage: 1284 kms
  • Durée: 16 jours

Carnet de route

Je vous ai parlé de l’Anatolie, mais que recouvre exactement cette appellation ? En grec, ce mot signifie « Est, Orient », et le terme est communément utilisé pour désigner la partie asiatique de la Turquie, appelée également Asie mineure. Plateau montagneux appartenant à la ceinture himalayo-alpine, l’Anatolie résulte de la collision de plaques continentales, à l’origine de la naissance d’importants volcans, parmi lesquels les monts Erciyes (ou Mont Argée) et Hasan Daği, aujourd’hui éteints. Leurs gigantesques éruptions il y a quelques millions d’années ont formé un sol composé d’une couche de tuf (pierre tendre), sur laquelle se sont superposées des couches de lave basaltique épaisses et dures. L’eau a alors commencé son travail, en s’infiltrant dans la croûte refroidie et craquelée, pour creuser le tuf et former vallées, canyons ou encore cônes, que le vent a contribué à dessiner. Ces deux éléments, l’eau et le vent, continuent aujourd’hui de façonner patiemment un des paysages les plus remarquables du centre anatolien, la Cappadoce.

Parti de Kayseri en fin de matinée, j’atteins les vallées sinueuses de cette région lorsque le soleil dispense ses derniers rayons sur les parois rose et miel des cheminées de fée*. La recherche d’une cave troglodyte* inoccupée pour passer la nuit tourne malheureusement court, l’accès étant trop élevé ou le sol couvert de détritus laissés par des squatteurs. Je pose finalement la tente sur un demi-cercle escarpé d’espace vert, protégé du vent par ces cônes géants qui m’enserrent. Le versant opposé, finement ciselé, m’offre un fabuleux panorama, et les montgolfières chargées de touristes viennent y dérober quelques clichés au petit matin.

Je prends tranquillement la direction de Göreme, arpentant d’étroites routes vallonnées, serpentant dans un décor aux couleurs pastel et déjà prises d’assaut par les bus de tour-opérateurs. La ville constitue le centre névralgique de la région et pour cause, elle concentre parmi les plus beaux sites rupestres de Cappadoce : églises et habitations y ont été creusés dans la roche tendre à l’époque byzantine (4è – 11è s. ap. J-C) par l’importante communauté chrétienne qui s’y était implantée.

Progressant vers l’ouest sous un ciel azur, j’apprécie la transformation progressive du paysage dominé par la silhouette lumineuse et voilée de l’Hasan Daği: peu à peu les vallées s’élargissent, les crêtes s’arrondissent, aux pentes abruptes succèdent des collines verdoyantes, dans une transition harmonieuse vers la steppe d’Anatolie centrale. Quelques hans (caravansérails turcs) surgissent à intervalles réguliers sur les bas-côtés de ce qui fut un axe majeur de la Route de la Soie.

Sur un sol herbeux et humide très confortable, je m’offre un magnifique bivouac en face du volcan, auréolé au coucher de soleil d’une épaisse brume dorée. Le clapotement de la pluie fine sur ma tente a raison de mon sommeil, et je rechausse les étriers de bonne heure le lendemain. Pour une fois, le vent me laisse tranquille. Pas une brise, pas une rafale, que du bonheur pour avancer confortablement et rapidement ! 60 kms à la mi-journée : un bon rythme pour atteindre Konya le lendemain sans me presser. Après un copieux shish kebab, je sors d’Aksaray, le regard porté sur l’horizon à perte de vue, sur une steppe comme je n’en avais plus vue depuis le Kazakhstan, semée de quelques buissons épineux et couverte d’un tapis d’herbes jaunâtres. Une demi-heure plus tard, le vent se lève, c’était trop beau pour que ça dure… Il commence en me chahutant par rafales, qui se muent en un courant quasi continu de face. En l’espace de 10 minutes seulement, la violence du vent devient inouïe et la pluie redouble d’intensité : je roule sur du plat, en utilisant la plus petite vitesse et le compteur ne dépasse pas les 8 km/h. Les camions me doublent, générant un gros appel d’air, et je chute une fois sur le bas côté en tentant de maintenir mon guidon après le passage d’un poids lourd. Un panneau m’indique une station service deux kilomètres plus loin, et un restaurant où je décide alors de patienter. La providence, d’autant que je réalise en m’arrêtant que le pneu avant vient de crever… Il est 14h00 et pourtant la fragile luminosité donne l’impression que la nuit va tomber. Je me remets en selle 1 heure plus tard: le vent me semble encore plus fort, soulève des murs de terre et de poussière, et je lutte à chaque coup de pédale. Je chute encore deux fois, puis je ne parviens plus à avancer. Je fais donc demi-tour pour rejoindre le restaurant : 38km/h sans un seul effort, ahurissant. Il me faut maintenant attendre et espérer que la tempête s’arrête avant la tombée de la nuit.

17h30 : les camionnettes sur le parking ne remuent plus, les panneaux ne claquent plus, le ciel s’est dégagé au nord. J’enfourche mon vélo et pose la tente quelques kilomètres plus tard, avant que le sommeil ne se charge de panser les efforts de la journée.

Le lendemain, Éole s’est calmé mais la mauvaise fortune me met des bâtons dans les roues cette fois-ci, ou plutôt des morceaux de verre et de métal : trois crevaisons en l’espace d’une matinée sous une pluie battante, un record depuis le début de ce voyage, et de quoi maudire les turcs qui n’ont bien souvent aucune considération pour leur environnement et jettent tout et n’importe quoi dans la nature.

Passé Konya, où l’ordre des Mevlevi* (derviches tourneurs) a été fondé, l’Anatolie change à nouveau de visage. La steppe, les champs de pommes de terre et de betteraves à sucre cultivées dans la plaine de Konya s’arrêtent au pied des monts qui bordent la ville. Après un premier rideau de conifères, des allées de pommiers, peupliers et quelques vignes peuplent des coteaux bien ordonnés. Je suis dans la région des lacs, prisée des touristes turcs au printemps et en été, mais véritablement désertée en ce mois de février. Il faut dire que la pluie y tombe régulièrement, et sera une nouvelle fois mon fidèle compagnon durant les 3 jours passés dans cette zone ; mais peu m’importe ici, la nature n’est plus monotone, elle vit, reprend des couleurs, et moi aussi.

Après une longue étape, j’arrive à Afyon de nuit à la lumière de ma frontale, et dois d’abord traverser la nouvelle ville construite en périphérie, illuminée par les néons d’enseignes commerciales, de Burger King et d’autres supermarchés. Le nom complet, Afyonkarahisar, signifiant « la forteresse noire de l’opium », évoque les cultures de pavot à opium à vocation thérapeutique, abondantes dans la région.

Le lendemain, je mets le cap au nord, sur la vallée phrygienne. Les prairies fertiles succèdent aux forêts de pins saupoudrés de neige, dans cet ancien royaume connu pour les habitations que le peuple phrygien, venu de Thrace (partie européenne de la Turquie), a taillées dans la roche. Parmi les vestiges les plus spectaculaires figure un rocher sculpté de 17 mètres de haut, tombeau du roi Midas.

La légende raconte que ce dernier réserva un accueil chaleureux à Silène, après que celui-ci, tuteur de Dionysos (dieu du vin), a été découvert ivre par quelques paysans. Silène fut ensuite ramené auprès du dieu, qui offrit en récompense à Midas ce qu’il désirait : le roi obtint ainsi le pouvoir de changer en or tout ce qu’il touchait. Ce don se transforma en cauchemar pour Midas qui ne pouvait plus rien manger, la nourriture se muant instantanément en or. Il demanda alors à Dionysos de lui retirer ce don, et reçut l’ordre de se laver dans l’eau du Pactole qui reste depuis chargée de nombreuses paillettes d’or.

Sur la route qui mène à la tombe du roi légendaire, je m’arrête pour un tchaï dans une kiraathanesi (café). Le seuil franchi, j’affronte d’abord les regards incrédules, avant d’être rapidement invité à une table. En face de l’entrée, un portrait poussiéreux d’Atatürk* trône au dessus d’un samovar, qui ne débite ici qu’un seul type de tchaï aux consommateurs du lieu, occupés par une partie de backgammon, ou d’une variante complexe de dominos que je n’ai jamais rencontrée auparavant. On est loin du brouhaha ou de la confusion perceptibles dans les salles de jeux, et pourtant comme ailleurs en Turquie, à chaque table quasiment se déroule une partie, suivie par quelques amis ou curieux. Dans ce café traditionnel, la population y est exclusivement masculine et en dehors des grandes villes, il s’agit en réalité du seul lieu de vie sociale du village. Alors que les femmes se retrouvent au foyer ou chez une amie, les hommes viennent généralement ici après la prière et s’y éternisent en hiver lorsqu’il n’y a plus de travail aux champs. Un dicton turc encadré et accroché sur le mur d’un café d’Istanbul rappelle cette vérité: « On ne vient pas au café pour boire un café, on vient au café pour discuter ».

L’excitation monte à mesure que j’approche d’Istanbul. Les images défilent dans ma tête: la vallée du Wakhan, les étendues désertes du Turkménistan, les visages de mes hôtes, autant de souvenirs de ces 7 derniers mois passés en Asie. Dans quelques jours j’atteindrai la rive européenne d’Istanbul, l’objectif de ces derniers jours, de ces dernières semaines, lorsque je me demandais régulièrement quelle mouche m’avait piqué de vouloir traverser la Turquie en hiver.

Après Bilecik, je n’emprunte pas la route directe et réalise une dernière boucle en Asie, afin d’échapper au trafic dense et à la pollution: si les oliveraies et vergers bordant le lac d’Iznik, puis le maquis à l’approche de la Mer Noire m’offrent de beaux panoramas, ils me mettent à rude épreuve, avec une succession de montées et de descentes abruptes, seulement interrompues par le détroit du Bosphore.

Le compteur affiche 7736 kilomètres et le pont du Bosphore qui me sépare de l’Europe est seulement distant d’une centaine de mètres. « Impossible en vélo » me disent les policiers qui surveillent le pont, il s’agit d’une autoroute 2×3 voies… Je leur parle de mon voyage, leur montre mon compteur kilométrique, commence à parler foot, etc… j’épuise tous les arguments possibles, et probablement leur patience, lorsque leur chef exauce finalement mon vœu après 20 minutes: 1,5 km de bonheur, en suspension entre Asie et Europe, avec escorte policière s’il vous plaît.

* Cheminée de fée : colonne naturelle composée d’une roche friable couverte d’un « chapeau » de basalte.

* Troglodyte : il s’agit d’habitations creusées dans la roche, sous terre ou bien à flanc de montagne.

* Ordre des Mevlevi : confrérie musulmane fondée par le fils de Rumi. Connu également sous le nom de Mevlana (« Maître »), Rumi était un poète et mystique musulman d’origine persane installé à Konya, qui a profondément influencé le soufisme, mouvement spirituel et ascétique de l’islam. A travers la musique et la danse, la méditation et la récitation de ghazals (poèmes d’amour éventuellement chantés), les derviches tourneurs (vêtus d’une longue tunique blanche et portant un long chapeau de feutre marron) recherchent l’expérience mystique, l’intériorisation, l’amour de Dieu.

* Atatürk : de son vrai nom Mustafa Kemal, ce général d’origine macédonienne fonda l’actuelle République de Turquie après l’éclatement de l’Empire ottoman. On retrouve différents portraits de lui dans les maisons de thé, restaurants ou encore chez les commerçants.

Escapade dans le sud-est anatolien

18 mars 2011

Frontière iranienne – Şanlıurfa en bref

  • Parcours: Frontière iranienne – Doğubayezıt – Çaldıran – Van – Tatvan – Bitlis – Kurtalan – Batman – Hasankeyf – Midyat – Mardin – Diyarbakır – Siverek – Şanlıurfa
  • Kilométrage: 994 kms
  • Durée: 15 jours

Parmi les résolutions de cette nouvelle année, celle de rentrer en vélo à Paris. L’envie de prolonger l’aventure, au moins jusqu’au grand port européen de la Route de la Soie que fut Venise, de « boucler » le voyage sur les routes et pas dans les airs, et de découvrir la Turquie « moyen-orientale », aujourd’hui plongée dans l’hiver, sont autant de raisons qui me poussent à modifier l’itinéraire initial. Je ne vous emmènerai donc pas dans les souks* d’Alep (Syrie) ni dans le désert du Wadi Rum (Jordanie), mais dans les montagnes et steppes d’Anatolie, avant de poursuivre dans les Balkans.

Carnet de route

Depuis 60kms, je les observe, lui et son petit frère, coiffés de leurs couvre-chefs blanc tachetés et jouant à cache cache derrière les reliefs enneigés. Inoffensifs, et pour cause, cela fait quelques millénaires qu’ils dorment, ils ont été pourvus par mère Nature de dimensions extraordinaires. Durant toutes ces années, ils ont vu passer armées, explorateurs ou encore espions, et ont même été sacralisés par les hommes. « Au cœur de l’Arménie se dresse une très haute montagne sur laquelle, dit-on, l’Arche de Noé se serait échouée. Toute l’année, la couche de neige est si épaisse à son sommet que personne ne peut l’atteindre. » (Marco Polo, Le Livre des Merveilles). C’est ainsi que ce marchand vénitien, en route pour la Chine à la fin du 13è siècle, décrivait le Mont Ararat, volcan sacré qui comprend en réalité deux sommets, dont le plus élevé culmine à 5137m.

D’après la Bible, Dieu, observant la perversité et la méchanceté des hommes, décida de détruire toute vie sur Terre en faisant tomber un Déluge. Seul Noé trouva grâce à Ses yeux et fut choisi pour perpétrer la lignée. Il lui fut ainsi ordonné de construire un bateau transportant un couple de chaque espèce animale, sa famille et lui-même afin de les sauver du Déluge imminent, à la suite duquel l’Arche atteindra la terre ferme sur cette montagne.

Après avoir longé les flancs du Mont Ararat, je fais ma première halte en Turquie, à une trentaine de kilomètres de la frontière. Le soleil hivernal attire en ce samedi familles et amis, sortis pour faire du lèche vitrines dans l’artère principale de Doğubayezıt et se délecter dans les nombreuses pastanesi (pâtisseries) chargées de baklava, sütlaç (riz au lait) et autres délices. Les tchadors noirs sont restés en Iran, et je retrouve chez les femmes des foulards colorés, puis chez les bergers venus boire un tchaï en ville la calotte et les sur-chaussures en plastique portées en Asie centrale. Malgré mon vocabulaire turc limité, les habitants engagent volontiers la conversation et m’adressent des « Hoş geldiniz » (« Bienvenue » en turc).

Une certaine tension est cependant palpable: les commerçants et groupes d’étudiants rencontrés ne cessent de me rappeler leur origine kurde, certains me parlent de révolution et tous expriment leur mépris pour le gouvernement turc, alors que des 4×4 blindés de l’armée font leur ronde dans les rues. La région traversée jusqu’à Diyarbakır est habitée par une population à majorité kurde, qui représente environ 20% de la population du pays et revendique son indépendance depuis la chute de l’Empire ottoman. Le conflit politique s’est doublé d’une lutte armée entre les guérilleros du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) et les troupes militaires turques, qui a eu notamment pour conséquence un afflux récent de villageois kurdes dans les villes, afin d’y être plus étroitement surveillés. Dans ces familles nombreuses, beaucoup d’enfants ne peuvent suivre une scolarité complète. Travaillant auparavant aux champs et auprès du bétail, ils sont désormais nombreux à occuper les rues pour subvenir aux besoins de la famille : ils cirent ici des chaussures, poussent une carriole de fruits et légumes là ou abordent les badauds avec des paquets de mouchoirs à vendre. Les hommes cumulent quant à eux plusieurs petits boulots ou passent le temps dans les innombrables tchaï evi (maison de thé) de la ville. Si le conflit a perdu en intensité depuis l’arrestation du chef du PKK et le cessez-le-feu signé entre les parties, les appels à une autonomie et une liberté plus importantes du « Kurdistan » turc reviendront souvent dans les conversations des semaines suivantes.

Le lendemain, je mets le cap au sud, direction Van. Aux constructions de béton peinturluré succède un paysage d’une grande pureté: les vallées et collines enneigées sont semées ci et là d’habitations en briques aux cheminées fumantes, auprès desquelles des meules de foin couvertes de neige côtoient les piles de bouses, précieux combustible durant l’hiver. Dans cette composition pastorale, le bétail grignote les maigres herbes jaunâtres disponibles et des minarets en forme de crayon se dressent tels des phares dans cet océan glacé.

Des premiers tours de roue en Turquie agréables donc, malgré quelques frayeurs: de gros chiens de bergers, vraisemblablement en état de stress en raison des loups actifs dans la région (plusieurs chiens portent un collier à pointes pour se protéger), se refusent à plusieurs reprises à me laisser passer, malgré quelques ruses éprouvées dans les pays précédents. Je force le passage sur les conseils de leurs maîtres, et finalement pas plus dangereux que leurs camarades d’Asie centrale, la plupart se lasseront après m’avoir poursuivi sur quelques centaines de mètres.

Ces arrêts successifs cassent le rythme de l’ascension vers le col du Tendürek situé à 2644 mètres ; fatigué et refroidi, j’accepte volontiers le tchaï que me propose Mesut quelques kilomètres plus tard à Çaldiran, autour d’un réchaud brûlant. Après une longue conversation décousue mi-allemand, mi-turque, mi-anglais sur…l’indépendance kurde, je passe finalement la soirée dans un hôtel de la ville.

Les nuages bas et une faible luminosité m’accompagnent ensuite jusqu’à Van, m’empêchant de prendre la mesure de son immense lac aux eaux alcalines. Avec ses 400 000 habitants, la ville rassemble une forte population d’étudiants qui, durant leur temps libre, aiment se retrouver dans les cafés style « Starbucks », version tchaï et simit*, où les clips de pop turc passent en boucle sur des écrans télé. Garçons et filles y viennent ensemble ou séparément et, si la vie est plutôt traditionnelle dans cette partie de l’Anatolie, il n’est pas rare de voir des femmes non voilées dans cette capitale régionale.

Je profite de mon passage à Van pour essayer son petit-déjeuner réputé*, incluant un savoureux kaymak, héritage probable de la migration des nomades d’Asie centrale en Anatolie. Fort de tous ces calories, je reprends la route le long du lac perché à quelques 1700 mètres. Le ciel est toujours aussi bas et commence à déverser d’épais flocons de neige.

La route gorgée d’eau s’enfonce irrémédiablement dans les nuages. Quelques kilomètres après un nouveau col à plus de 2200 mètres, où la visibilité ne dépasse pas les 10 mètres, je décide de planter ma tente sur un lit de neige fraîche. Au réveil, même vision, mais je dois cette fois-ci négocier au mieux la chaussée recouverte de neige pendant la nuit. A quelques rares éclaircies près, je suis plongé pendant quatre jours dans un brouillard dense et humide. Les tons gris du ciel et des villages, mêlés aux vallées fraîchement blanchies, composent un tableau lugubre jusqu’à Batman. Après trois nuits de bivouac, je m’offre un lit au chaud dans cette ville neuve, bétonnée et sans âme, où je parviens à remplacer la batterie de mon appareil photo qui a rendu l’âme peu avant Van.

Batman m’ouvre les portes de la Mésopotamie, cette région délimitée par les fleuves du Tigre et de l’Euphrate et qui s’étend jusqu’au Golfe persique. A une quarantaine de kilomètres surgissent Hasankeyf et les ruines d’un pont impressionnant qui enjambait le Tigre ; un joyau, qui abrite de nombreuses grottes troglodytes peu occupées aujourd’hui, et dont l’avenir est malheureusement condamné par la construction programmée d’un gigantesque barrage. Si celui-ci doit permettre de cultiver des terres jusque là inexploitées car arides, et d’apporter l’énergie hydroélectrique nécessaire au développement industriel et agricole de la région, il rayera néanmoins de la carte une bonne partie de son patrimoine historique.

Un relief exigeant et accidenté prend le relais après Hasankeyf: la route, balayée par un vent tourbillonnant, traverse alternativement vallons et étroits plateaux aux escarpements abrupts. La pluie, la grêle, puis la neige fondue participent aux hostilités et le parcours depuis une semaine s’apparente à un véritable défi.

Après 7 mois de voyage, le gore-tex de mes chaussures n’est plus imperméable et sous les trombes depuis deux heures, j’ai l’impression d’avoir plongé mes pieds dans deux bassines d’eau froide. Je scrute les villages traversés à la recherche d’une maison de thé pour me sécher, lorsque je croise le regard d’Ibrahim qui me fait signe de venir m’arrêter sous son porche, proposition que j’accepte sans réfléchir.

L’hospitalité est un mot qui prend tout son sens chez ce militaire au regard bienveillant: les paquets de neige fondue ne cessent de tomber et il me propose après 5 minutes de rentrer dans la maison pour nous réchauffer. Dans un salon au décor spartiate, les garçons s’activent pour mettre en route le réchaud, autour duquel mes vêtements reposent étalés sur des chaises. Nous entamons les discussions habituelles autour d’un tchaï, qui se poursuit par un déjeuner alors que nous sommes en milieu de matinée. Au menu, disposé sur une nappe de plastique à même le sol comme en Iran: çorba (soupe), tomates, concombres et menemen (sorte d’omelette aux tomates et piments). Les femmes et filles préparent et apportent les plats, puis mangeront probablement en cuisine, alors que je discute avec mon hôte, ses deux fils et son père dans le salon.

J’éprouve toujours la même gêne après les témoignages sincères d’hospitalité, lorsque l’on m’invite non pas pour avoir une photo avec un étranger, me montrer fièrement aux amis ou simplement satisfaire sa curiosité, mais parce-qu’un sentiment plus profond guide la démarche, un sentiment d’empathie pour un inconnu, une envie de l’aider. Cette gêne, c’est celle de ne pas donner le seul bagage de valeur que j’ai avec moi, c’est à dire le temps, pour les remercier. Alourdi d’un demi kilo de fruits secs et une galette de pain, je répète alors un rituel bien rôdé : à l’aide d’une carte et de photos, je fais une présentation de mon parcours, de la France puis de Paris, illustrée de quelques cartes postales que j’offre ensuite. Chez Ibrahim, j’innove, en ajoutant une distribution de barres chocolatées aux garçons puis aux copains, et une démonstration de mon arsenal anti-chiens de bergers qui les fait bien rire.

Le vent souffle toujours aussi violemment lorsque je me remets en selle, mais les rayons de soleil transpercent les nuages maintenant dispersés. Ranimé par la tournure des évènements de la journée, je file sur l’ancienne cité de Mardin.

Juchée sur un éperon rocheux, Mardin domine les vastes plaines alluviales de Mésopotamie qui s’étirent au Sud en Irak et en Syrie. La ville, avec sa géographie, son organisation et le métissage de sa population, a des allures de Tour de Babel* naturelle. Dans un labyrinthe de ruelles étroites où les ânes chargés de marchandises se révèlent plus habiles que les carrioles, arabes et kurdes, musulmans et yézidis* ainsi que chrétiens syriaques (Église orthodoxe orientale) vivent côte à côte depuis des générations. Les hommes y ont cependant appris à se comprendre et à brasser les différentes influences culturelles ; en témoigne ce groupe de musique natif de Mardin qui mélange divers instruments traditionnels, techniques et mélodies, et compose en turc, arabe et kurde :

Bil Arabi

Vedde’tu Hebibi

L’accalmie ne dure qu’une journée. Parti tard de Mardin, je m’apprête à poser la tente à 40 kilomètres de là sous une pluie de grêlons, lorsque Mehmet me fait signe de l’autre côté de la route de rentrer dans son petit garage. « Tamam » (« Entendu »)! Il me reste un peu de temps avant la tombée de la nuit pour avaler un énième tchaï: « Misafir ? » («Invité ? ») me propose-t-il quelques minutes plus tard. Faisant mine de ne pas avoir entendu, je réfléchis quelques instants. Ce n’est pas que Mehmet ne m’inspire pas confiance, mais depuis mon arrivée en Turquie je ressens le besoin d’être un peu au calme, seul, de ne pas avoir à répondre aux interrogatoires successifs, et de me retrouver plus près de la nature qui m’avait écarté de ses nuits en Iran. Mehmet me relance et je ne peux pas me dérober cette fois-ci : à sa curiosité touchante et son large sourire, je me refuse finalement à opposer des tentatives d’explications compliquées, dans un langage de signes et de turc insuffisant. Je serai ensuite reçu par sa famille avec tous les égards accordés à un invité sous un toit musulman.

A 65 kilomètres au nord surgit Diyarbakır, vibrante cité dont les hauts remparts de basalte protègent le centre-ville historique. Entre les maisons typiques faites d’un assemblage de pierres blanche et noire serpentent d’étroites ruelles pavées ; ici, les odeurs de laitages frais parfument l’air, là le vendeur de simits circule habilement avec son plateau chargé sur la tête, passant devant deux hommes disputant une partie de tavla (backgammon). Après la visite d’une église chaldéenne (catholiques d’Orient), je suis invité à me réchauffer au coin d’une rue, avec un… tchaï, autour du feu improvisé dans un bac de métal. Je séduis mes interlocuteurs avec les quelques mots de kermanci (dialecte kurde parlé en Turquie, proche du farsi) appris à Doğubayezıt, et l’un d’entre eux me propose une visite guidée de la ville. L’atmosphère y est incroyablement envoûtante et nulle part auparavant n’ai-je senti une transition entre générations, un amalgame entre tradition et modernité, aussi fortement illustrés.

Nous sommes vendredi, peu de temps avant la prière du midi, et dispersées autour de la plus belle mosquée de la ville, les tchaï evi sont pleines à craquer d’une population masculine âgée. La moustache soigneusement taillée, ils ont de l’allure ces hommes portant le şalvar (pantalon bouffant) et un gilet couvert d’une veste, saluant leurs connaissances avec gravité. Progressivement, ils se dirigent vers le şardivan (fontaine) pour faire leurs ablutions avant l’appel du muezzin. Lorsque celui-ci retentit, les retardataires se pressent à la fontaine et une foule dense intègre la mosquée. Sur la même place, un ancien caravansérail abrite librairies, commerces et cafés où, étudiants et jeunes actifs, filles et garçons confondus, viennent discuter, jouer au backgammon ou fumer un narghilé autour d’un tchaï: à l’exception du décor traditionnel, difficile de dire que je me trouve dans un des coins les plus traditionnels de Turquie…

Dernière étape dans l’est anatolien, Şanliurfa, ville de pèlerinage hors du temps qui ne peut dissimuler ses influences arabes. Avant cela, il me faut parcourir 200 kilomètres, 200 kilomètres d’un paysage noir et gris, triste et monotone, vaste champ de roches basaltiques où quelques troupeaux de vaches et de moutons parviennent à subsister. Dans quelques jours, changement de décor et d’ambiance : à ces images succèderont alors celles des vallées troglodytes colorées de Cappadoce.

* Souk : équivalent arabe du bazar persan ou turc.

* Kahvaltı: petit-déjeuner traditionnel turc, constitué de rondelles de tomate et de concombre, salami, fromage, olives, confiture ou miel, et généralement d’un œuf dur, le tout accompagné de pain frais. Celui de Van est réputé car il intègre du kaymak (crème fraîche) mélangé avec du miel.

* Simit: pain de forme circulaire très populaire en Turquie. Couvert de graines de sésame, il est servi nature ou fourré de tomates, concombre, fromage ou encore de salami.

* Tour de Babel : selon le livre de la Genèse (Bible), les hommes souhaitaient construire une tour qui atteigne le ciel. Dieu, trouvant ce projet très orgueilleux, multiplia les langues afin que les hommes ne se comprennent plus, arrêtant ainsi la construction de la tour. Cette histoire est utilisée pour illustrer de manière imagée les dangers que les hommes encourent à vouloir se placer à l’égal de Dieu, mais aussi la nécessité qu’ils ont à communiquer et à se comprendre pour réaliser de grands projets.

Une représentation artistique courante de ce récit montre une tour en colimaçon non achevée, image à laquelle j’ai associé Mardin lorsque je regardais la ville de la colline opposée.

* Yézidis : minorité religieuse de langue kurde, occupant essentiellement les territoires du grand « Kurdistan » (à cheval sur l’Irak, l’Iran, la Turquie et la Syrie). Appelés les « adorateurs du diable » par les musulmans, les Yézidis sont adeptes du Yézidisme, religion monothéiste qui emprunte plusieurs éléments de doctrine et de culte à d’autres religions.

Le sourire du poisson

14 mars 2011

Arrivé à Istanbul, je reprends quelques forces sur les rives du Bosphore, avant de reprendre la route cette semaine. En attendant de vous faire part de mes péripéties anatoliennes dans quelques jours, je vous livre ici un premier conte turc, en français bien sûr !

Ces contes commencent généralement par un tekerleme (qui apparaîtront en italique): il s’agit de textes courts, rythmés et décousus, absurdes et fantasques, destinés à introduire le lecteur dans le monde de l’imaginaire. Ils sont l’héritage d’anciennes traditions issues d’Asie centrale, une région que les peuples nomades turcs ont quittée pour s’installer notamment dans l’actuelle Turquie à partir du 11è siècle. Le conte turc met ensuite en scène des lieux et personnages de l’Empire ottoman*.

Le conte

Quand le passé était dans le temps,

et le tamis dans le blé des champs.

Quand je dansais au mariage de mon père,

ma noix tomba de ma poche,

et s’enfonça dans la boue,

poussa et devint un arbre verdoyant.

Et lorsque ses branches atteignirent le sol

et ses racines le ciel…

commença, dans un pays lointain, l’histoire

d’un sultan stupide et d’un vieux pêcheur.

 

Ce pêcheur, qui avait passé toute sa vie à lancer ses filets, attrapa un jour un poisson dont les écailles avaient toutes des couleurs différentes. Heureux de sa découverte, il le montra à sa femme en lui disant :

  • Apportons ce poisson à notre sultan*, s’il lui plaît, il nous donnera une bourse d’or.

Mari et femme se mirent en route. Ils marchèrent un peu, ils marchèrent encore, ils marchèrent par monts et par ruisseaux, ils marchèrent droit et arrivèrent devant les portes du palais.

Les gardes les conduisirent auprès du sultan.

  • Notre sultan, nous voudrions vous offrir ce poisson, déclarèrent-ils.
  • Il faut d’abord le montrer à ma femme, rétorqua le sultan. S’il plaît à ma femme, alors il me plaira aussi.

Ils toquèrent à la porte de la sultane. Sa femme de chambre sortit et demanda :

  • Est-ce que ce poisson est mâle ou femelle ? Si c’est un mâle, il n’a pas le droit d’entrer dans la chambre de la sultane.

Comme le pêcheur serrait le poisson un peu fort dans sa main, sa bouche s’entrouvrit:

  • Mais ce poisson sourit ! hurla la femme de chambre.

Le pêcheur essaya en vain de lui expliquer qu’elle se trompait. La nouvelle se répandit dans tout le palais et parvint aux oreilles du sultan. Le sultan fit venir ses vizirs* et leur ordonna de trouver le secret du sourire du poisson. Ils avaient quarante jours pour ce faire, faute de quoi il les ferait décapiter. Tous !

Dans ce pays, dans une hutte de montagne, vivaient deux orphelins, un garçon et une fille. Le garçon allait à la chasse et la fille cuisinait ce qu’il rapportait. Ils vivaient ainsi tout seuls. Un jour, le garçon trouva un crâne dans la forêt, le rapporta chez lui et l’accrocha sur la porte d’entrée. Le lendemain, sa sœur remarqua ce crâne, s’en saisit et se mit à l’observer quand soudain quelque chose de la taille d’une lentille sortit, sauta dans la bouche de l’orpheline et descendit jusqu’à son ventre. A partir de ce jour-là, celui-ci se mit à gonfler.

Le frère dit à sa sœur :

  • On sait que personne ne passe jamais par ici et nous n’allons jamais au village, alors comment se fait-il que ton ventre soit si gonflé ?

La fille parla de la chose de la taille d’une lentille. Le garçon lui dit :

  • Alors elle finira par sortir de là où elle est entrée.

Le jour venu, la fille eut un fils qui naquit par sa bouche et elle le nomma Sebi, qui signifie orphelin.

Le temps passa, des mois et des années passèrent et Sebi atteignit ses sept ans. Cet enfant pouvait lire dans l’avenir et prévoir ainsi les choses qui devaient arriver. Un jour, il dit à son oncle :

  • Ne va pas à la chasse aujourd’hui, tu ne pourras rien attraper.

Et cela se produisit comme le petit l’avait prédit.

Une autre fois, il lui dit :

  • Ne sors pas aujourd’hui, car il y aura un gros orage et tu auras beaucoup de mal à rentrer à la maison.

Cela se produisit aussi.

Une autre fois encore, il lui dit :

  • Mon oncle, tu vas chasser trois perdrix, mais seule l’une est ton destin, les autres, on te les volera lorsque tu feras la sieste sous un arbre.

Lorsque cela aussi se produisit, l’oncle fut convaincu que Sebi savait prédire l’avenir.

Au palais, la période de quarante jours accordée par le sultan allait s’achever et les vizirs ne savaient toujours pas pourquoi le poisson souriait. Ils allaient de village en village dans l’espoir de rencontrer quelqu’un qui connût la réponse. Chemin faisant, ils arrivèrent au village de Sebi, où les vieux du village lui dirent :

  • Seul Sebi saurait répondre à cette question.

Alors, les vizirs allèrent trouver Sebi et l’enfant répondit :

  • Je ne peux donner la réponse à cette question que dans le palais.

Les vizirs ordonnèrent à Sebi , sa mère et son oncle de les suivre chez le sultan.

  • Mon sultan, dit Sebi, je te prie de ne pas chercher la réponse à cette question car, quand tu la connaîtras, tu regretteras vraiment de l’avoir entendue.

Mais comme le sultan ne changeait pas d’avis, Sebi lui raconta ce qu’il savait.

  • Mon sultan, tu avais un grand-père et lui possédait un pur-sang très intelligent. Un jour parmi les jours, ton grand-père se retrouva dans le désert, assoiffé et très affaibli. Il ne pouvait plus avancer. Il aperçut alors s’écouler d’un rocher un liquide dont il ne connaissait par la nature. Croyant que c’était de l’eau, il en recueillit dans sa main et voulut boire lorsque son cheval lui frappa la main de la tête et renversa le liquide. Ton grand-père, très en colère, tua son cheval sur-le-champ. Puis il grimpa sur les rochers à la recherche de la source et il trouva parmi les rochers un géant mort, il comprit que ce qui coulait était ses graisses en train de fondre. Terriblement triste, il retourna auprès de son cheval mort et se mit à pleurer de regret.

Sebi suspendit son récit pour prévenir le sultan :

  • Eh ! mon sultan, ton grand-père versa des larmes de remords en vain. Toi aussi, tu risques d’être malheureux lorsque tu connaîtras la vérité. Allez, permets-moi de me taire.

Mais comme le sultan restait impassible, Sebi poursuivit :

  • Mon sultan, ton père avait un beau faucon. Un jour, ce faucon se débattit dans sa cage. Lorsque ton père lui demanda : « Pourquoi te débats-tu ? », celui-ci répondit : « Demain, c’est le mariage de mon frère. Si tu me laisses partir, je te rapporterai un très beau cadeau. » Ton père lui rendit sa liberté. A son retour, le faucon lui donna un pépin de pomme qu’il avait rapporté et lui dit : « Mon sultan, plante cette graine. Dans trois ans, elle donnera une pomme. Cette pomme sera magique. Une fois mûre, elle tombera toute seule. Si tu essaies de la cueillir avant qu’elle ne tombe, elle perdra son pouvoir magique. Lorsque la pomme commencera à mûrir, il faudra que quelqu’un veille dessus jour et nuit car, lorsqu’elle se détachera de l’arbre, il faudra l’attraper en l’air, celui qui la mangerait rajeunirait et retrouverait ses quatorze ans ». Ton père, enchanté, fit planter le pépin, et au bout de trois années, le jeune pommier donna une pomme. Ton père posta immédiatement un gardien auprès de l’arbrisseau, mais, avant même que celui-ci ne s’en rendît compte, la pomme mûre tomba à terre. Le serviteur, craignant la colère du sultan, ramassa la pomme et la lui apporta sans mot dire. Le sultan, méfiant, fit venir un vieillard et son fils et fit une proposition au vieil homme : « Si tu manges cette pomme et que tu en meurs, je donnerai à ton fils un sac rempli de pièces d’or. Si tu ne meurs pas, alors tu auras aussi l’or et, en plus, tu rajeuniras et deviendras un jeune homme de quatorze ans. » Le vieillard et son fils acceptèrent la proposition. Le vieillard mangea la pomme, en mourut et son fils partit avec l’or. Le sultan outré se mit en colère et dit au faucon : « Ton but était donc de me tuer ! » et il fit exécuter son faucon et le gardien. L’année suivante, l’arbre donna une nouvelle pomme. Le sultan, à nouveau, posta un gardien au pied du pommier pour attraper la pomme en l’air. Ce gardien très intelligent tendit un tissu par terre pour que la pomme ne touche pas le sol. Lorsque la pomme fut mûre, elle tomba sur le tissu et le gardien l’apporta au sultan. Cette fois encore, le sultan fit manger la pomme à un vieillard mais cette fois le vieillard rajeunit. Ton père, voyant cela, se mit à regretter d’avoir tué son faucon. Il pleura et se lamenta, mais en vain.

Sebi interrompit son récit et mit à nouveau en garde le sultan :

  • Mon sultan, je te prie de renoncer à connaître la vérité. Toi aussi, tu pourrais, comme ton père, regretter de l’apprendre.

Mais le sultan refusa à nouveau. Alors Sebi posa une condition :

  • Je ne dévoilerai la vérité que si toute sa cour se réunit dans cette salle.

Tout le monde se réunit dans la salle, sauf la femme du sultan et sa femme de chambre.

  • Apportez-moi une grande pastèque qui puisse rassasier tous les convives. Je la couperai moi-même avec mon propre couteau, demanda Sebi.

Les serviteurs trouvèrent une pastèque conforme au souhait de l’enfant et Sebi commença à la découper avec son canif quand, soudain, le couteau glissa dans la pastèque et disparut.

  • Si on on ne retrouve pas mon couteau, dit Sebi, je ne vous dévoilerai pas le secret.

Les serviteurs se précipitèrent sur la pastèque et la déchiquetèrent, mais ils ne retrouvèrent pas le couteau.

  • Alors, que tout le monde se déshabille pour qu’on trouve le coupable, dit Sebi.

Mais ils ne trouvèrent le couteau sur personne.

Seule la femme du sultan et sa femme de chambre étaient restées habillées.

Alors Sebi demanda à ce qu’elles se déshabillent elles aussi. Le sultan indigné répliqua :

  • Comment ! Moi qui ne laisse même pas une mouche mâle entrer dans la chambre de ma femme, tu voudrais que je lui demande de se déshabiller devant tout le monde !

Mais quand il comprit que Sebi ne parlerait que si elles se déshabillaient, le sultan ordonna à sa femme et à sa femme de chambre de lui obéir et il découvrit avec effroi que la femme de chambre de la sultane était un homme déguisé en femme.

  • Voilà mon sultan, tu ignorais tout de ta femme. Et le sourire du poisson n’était qu’un mensonge que la femme de chambre avait inventé pour poursuivre leurs jeux secrets. A-t-on jamais vu un poisson sourire ?

Le sultan, horrifié par cette vérité, fit trancher la tête de sa femme et celle de sa servante.

 

* L’Empire ottoman a régné durant 6 siècles sur l’actuelle Turquie et sa capitale était l’actuelle Istanbul. Outre la Turquie, il incluait à son apogée les Balkans, l’Azerbaïdjan, l’Arménie, la Syrie, la Palestine, le Nord de l’Irak, l’Afrique du Nord (hors Maroc) et la péninsule arabique. La défaite lors de la Première Guerre mondiale a entraîné le démembrement de l’empire.

* Sultan : titre porté par le souverain ottomans.

* Vizir : haut fonctionnaire qui agissait comme conseiller ou ministre auprès du sultan.

 

Réponse à l’énigme précédente

Aucun d’entre vous n’a fourni la réponse exacte, cependant Suzanne s’en est rapprochée. Ces curieuses tours, appelées badgirs ou tours du vent, servent depuis plusieurs siècles de « climatisation » dans les maisons du désert. Elles permettent de capter les moindres brises de vent frais et de les diriger par un système de conduits tout autour des pièces. Les courants pénètrent à l’intérieur de la maison, généralement au dessus d’un bassin d’eau refroidissant ainsi l’air; les courants chauds continuent leur parcours avant de ressortir par un autre conduit, laissant ainsi les constructions de pisé au frais. Ces tours se dressent également autour de réservoirs d’eau douce pour y maintenir une température fraîche.

 

« Sard, Sard, Sard! »

11 février 2011

Téhéran – Frontière turque en bref

  • Parcours: Téhéran – Karaj – Rasht à Astara (portion en bus) – Ardabil – Tabriz – Marand – Jolfa – Poldasht – Maku – Frontière
  • Kilométrage : 1230 kms
  • Durée: 16 jours

Carnet de route

3 semaines se sont écoulées depuis que j’ai mis la bicyclette au repos. 3 semaines de bazars aux milles épices et miniatures, d’Ashura, de cafés trendy téhéranis et d’une douce trêve familiale, ponctuée de rencontres éclectiques: de Mardieh, une jeune cadre d’Ispahan qui, couverte d’un hidjab particulièrement léger, appartient à cette catégorie de hauts diplômés universitaires qui cherchent à travailler en Amérique du Nord; à Mahmoud, ce chauffeur de taxi de Shiraz qui, désespéré des récentes hausses de moitié des prix du gaz et du pétrole en Iran, nous récite d’une voix mélancolique quelques vers de Hafez*; en passant par Hussein, un lycéen afghan de 16 ans qui nous fait écouter ses compositions de rap, lesquelles expriment sa frustration et les difficultés de sa communauté à s’intégrer en Iran.

Rencontres et moments partagés qui me font un temps oublier que je dois me remettre bientôt en selle, perspective qui ne m’emballe guère en dépit de l’intérêt de la région que je m’apprête à traverser. Les derniers mois m’ont cependant appris à vivre avec cette appréhension; appréhension des difficultés de la route, de la solitude, d’être déçu des rencontres ou de manquer des occasions. Pourtant chaque jour m’a offert jusqu’à maintenant son lot de bonnes et mauvaises surprises, de chaleur humaine ou d’inattendu. Cet inattendu qui donne un sens et fait le sel de ce voyage, ce sentiment d’exploration que je suis venu chercher, mais qui est paradoxalement angoissant.

La nouvelle année a commencé et la route reprend ses droits. Joignant les larges vallées du nord du Kavir (désert) à la mer Caspienne, noyée dans le brouillard et polluée par le trafic automobile et les industries, elle serpente après la ville d’Ardabil dans un décor de moyenne montagne, fraîchement couvert d’un manteau neigeux scintillant sous la lumière solaire. L’hiver, quoique tardif, a rapidement imposé ses rigueurs dans cette région où vit une majorité azérie*, et m’oblige alors à renoncer à mon itinéraire initial (qui devait m’amener à longer la frontière avec l’Azerbaïdjan), encore enneigé faute de circulation. Déçu, je reviens sur mes pas et m’offre une spécialité locale avant de repartir: le halva siyah (halva noir), soit une semoule de blé frit, sucrée et saupoudrée de poudre de noix de coco, de cannelle et de noix râpée. Kheyli khub! (Très bon).

Ayant fait le plein de sucres, je me remets à la tâche, débarrassé de mes escarres, et découvre avec plaisir une jolie vallée d’altitude sommeillant sous un blanc immaculé, entrecoupée ci et là de pommiers dénudés et de cheminées fumantes, sur laquelle veille la cime du Mont Sabalan culminant à près de 5000m.

Le soleil est omniprésent, mais les rafales de vent chargées de neige ondulant sur la chaussée et balayant mon vélo transversalement rendent l’ascension du col difficile; ce qui me vaut l’attention de quelques conducteurs incrédules, et d’un policier envahissant qui refuse d’entendre que pédaler me réchauffe davantage que de faire une pause en sa compagnie: « Sard, Sard, Sard! » (« Froid, froid, froid! ») me répète–il à l’envi. Trop froid en tout cas pour camper avec mon équipement, et c’est en cherchant un hôtel en fin de journée que je rencontre Abdullah. Celui-ci me devance dans un premier temps en voiture pour m’accompagner à l’unique guesthouse de la ville, avant de me proposer un tchaï chez lui, pour finalement m’inviter à y passer la nuit…

Abdullah, pour vous donner une idée du personnage, c’est le genre de garçon qui ne s’achètera pas à manger pour s’offrir une ceinture D&G (ndlr: Dolce & Gabbana). Cheveux gominés ramenés en arrière, barbe naissante soigneusement taillée et pompes impeccablement cirées, il me montre fièrement ses stigmates corporels de l’Ashura, qu’il a commémoré pour la deuxième année consécutive à Kerbala*. Le tchaï vite englouti, il me tend un peigne sorti de sa poche et nous embarquons dans sa Peugeot Fars 405 pour un tour du propriétaire et de la sympathique fratrie de 6 hommes. Le lendemain matin, retour au plein air après un copieux petit-déjeuner de pain frais, confiture et yaourt, pour ce qui sera la journée la plus froide de mon séjour.

Au dessus des champs enneigés, quelques éperviers tournoient et je surprends un renard un peu stupide qui, dans sa fuite, suivra malgré lui ma route sur une centaine de mètres. A mesure que j’avance, je sens ma transpiration geler. Je me réchauffe tant bien que mal aux rayons de soleil et au son d’une bossa nova brésilienne dans les écouteurs, alors que les appels à la prière de la mi-journée brisent le silence de la vallée. C’est le signal pour moi qu’il est temps de reprendre quelques forces, et dans ces conditions hivernales, l’abgusht (ou dizi) est une valeur sûre: il s’agit d’un ragoût de mouton, que l’on consomme écrasé avec pois chiches, tomates et pommes de terre cuites, après avoir avalé le pain qui en a absorbé tout le bouillon.

Les villages que je traverse se suivent et se ressemblent: les habitations, des « boîtes » de briques ternes dispersées de part et d’autre de la route, succèdent à un grand panneau usé exposant les photos des habitants morts en « martyrs » lors de la guerre Iran-Irak. Les cheveux poivre et sel des uns s’y mêlent aux teints frais et traits juvéniles des autres, à qui l’ayatollah Khomeini (pour rappel, celui qui a fondé la République Islamique d’Iran) avait promis le paradis s’ils mouraient sur le champ de bataille. Les Iraniens d’origine azérie, plutôt traditionnels et conservateurs, ont payé un lourd tribut durant ces affrontements.

Fatigué des efforts des derniers jours, j’atteins finalement l’ancienne ville impériale de Tabriz. Capitale de la province d’Azarbaïdjan, elle compte parmi les villes les plus importantes d’Iran. Pour l’anecdote, les membres congelés par une descente en plein vent sur la ville, je m’arrête dans les faubourgs dans un pizzeria au nom évocateur de Montana (ndlr: de Tony Montana, héros mafieux du film culte Scarface…). Décor kitsch et chaises couvertes d’un skaï rouge composent l’ambiance, avec un improbable titre de David et Jonathan repris au synthétiseur en guise d’accueil (ndlr: titre des années 80’s d’un duo français, en l’occurrence celui qui a été caricaturé par les Nuls). Surréaliste…

C’est dans cette atmosphère que m’aborde Kamyar, une baraque aux allures de 3è ligne néo-zélandais. Sympathique, il m’explique en anglais qu’il cumule un travail comme responsable dans le restaurant en plus de son emploi d’architecte, une situation courante en Iran en raison des salaires peu élevés. Il me tend spontanément une grande boîte de baklavas (petites pâtisseries sucrées) tout juste achetée, et en objectant sans vraiment refuser, je le remercie pour sa générosité et son hospitalité. Il me quitte avec un sourire… et je réalise quelques minutes plus tard ma probable méprise. Ta’arof, vous vous souvenez? Ce « code » de conduite qui régit les relations entre individus, et qui veut par exemple que le taxi fasse semblant de refuser que vous le payiez? Voilà, je pense que je suis tombé dans le panneau cette fois… Impossible de revenir en arrière cependant, le cadeau a été accepté et ce serait encore plus gênant s’il avait vraiment l’intention de me les offrir.

Il s’agit ici d’une anecdote, mais qui peut illustrer plus largement la difficulté rencontrée en Iran de démêler le vrai du faux, l’opinion sincère du discours courtois ou de façade chez nombre d’interlocuteurs iraniens. Pas de changement dans la tonalité de la voix, une expression impassible, autrement dit pas d’indice qui permette de détecter un changement d’humeur ou en l’occurrence une déconvenue…

Connue notamment pour ses tapis*, Tabriz a vu comme d’autres grandes villes iraniennes son centre historique dilué dans la masse de boutiques de fripes, de téléphone portable et d’hôtels bon marché… Dissimulé derrière passerelles, bâtiments bétonnés et enseignes tape à l’œil, son bazar historique est fascinant: un labyrinthe dans lequel perce péniblement la lueur du jour, assemblage inextricable de ruelles étroites sans fin, surmontées de timches (domes de briques) et battues par des pousseurs de tous âges, porteurs voûtés ou vendeurs de tchaï ambulants. Régulièrement, de grands portails ogivaux ouvrent le passage sur de vastes halls spécialisés: tintement des marmites et de vaisselle ici, souffle des tapis que l’on déroule devant l’acheteur là, regards muets devant les vitrines de bijoux ailleurs, foisonnement multicolore d’épices et de fruits secs enfin.

En quête d’un chapeau traditionnel, je parviens après maints détours à trouver une boutique, engoncée entre un marchand de fruits et un vendeur de produits de beauté. Assis sur un tabouret, Hassan semble à l’étroit dans son lieu de travail, où chapka, bérets ou encore kola-e-pashm (littéralement « chapeau de laine ») jonchent le sol et débordent des étagères en kit. Le business est une affaire de famille: il y a plus de 30 ans, il succède à son père, qui avait lui même repris l’affaire de son paternel. Négociant, Hassan confectionne également ces chapeaux de laine à l’aide d’une petite machine, ainsi que la spécialité locale, le kola-e-duzan: ovale, il est formé d’une structure en carton, couverte de laine de mouton. Un couvre-chef approprié pour l’hiver donc, qui ne protège cependant pas les oreilles. Ce sera finalement pour moi le chapeau de laine pure, idéal lors des soirées de bivouac.

Je quitte Tabriz dans la grisaille pour mettre le cap au nord, vers la frontière avec l’Azerbaïdjan que je n’ai pu atteindre plus tôt en raison de la neige. Les températures sont toujours largement négatives et je décide de faire une halte dans un hôtel pour la nuit. Arrivé en milieu d’après-midi dans la ville de Marand, je discute agréablement avec le responsable de l’établissement, et deux jeunes Tabrizies très curieuses qui font leur stage de psychologie dans cette ville. Entre les traductions en anglais des questions du responsable, elles me posent un tas de questions sur la vie en France, les études, la situation de mes sœurs, et plus généralement des femmes dans notre pays. Elles finissent par me proposer de nous retrouver pour le diner qu’elles auront préparé, ce au nez et à la barbe du tenancier qui ne comprend pas un mot d’anglais…

Ravi de pouvoir discuter pour la première fois (la deuxième en réalité) avec des Iraniennes et curieux d’en savoir un peu plus sur leur ressenti de la vie en Iran, je descends à l’heure dite pour le diner. Zaïda a préparé un véritable festin qu’elle dispose sur une des tables de la salle à manger où je me suis assis, puis repart… Je lui demande pourquoi elle ne s’assoit pas, et elle me dit que nous ne pouvons manger ensemble. J’insiste, en soulignant que je souhaite seulement poursuivre la conversation engagée plus tôt, mais elle refuse, en s’excusant pour cette incompréhension. Quelle déception! Je m’excuse à mon tour et embarrassés, nous échangeons quelques formalités, avant que le responsable ne rentre dans la pièce. Visiblement mécontent, il lance un regard de désapprobation sur Zaïda qui remonte finalement dans sa chambre.

45 minutes plus tard, je sombre progressivement dans le sommeil lorsque 3 coups violents sont assénés à ma porte. Héhé… surprise!! C’est la police des mœurs qui vient me rendre visite, accompagnée du responsable de l’hôtel qui m’adresse un sourire mielleux. Prié de m’asseoir sur le seul fauteuil de la chambre, je subis un interrogatoire en bonne et due forme: que viens-je faire en Iran, à cette saison? Pourquoi l’Iran? Suis-je seul? Est-ce que je ne transporte pas de drogue ou d’alcool dans mes 5 sacs? Etc… Je reste zen, je n’ai rien commis d’illégal et n’ai rien à cacher. Je pense cependant au billet que Zaïda a discrètement glissé sous ma porte 10 minutes avant l’arrivée de la police et que je ne retrouve pas dans mes poches. Me souhaitant bon voyage, elle y avait écrit son nom et adresse mail, ce qui pourrait la compromettre en cas de découverte… Pas de fouille en fin de compte, ni de billet retrouvé. Ironie de l’histoire, Zaïda, pâle comme un linge et qui a troqué le hidjab contre un tchador de circonstance, viendra traduire quelques questions de l’agent en anglais…

La police a-t-elle été alertée par le responsable? Je n’en saurai rien, mais la coïncidence est troublante. Ou peut-être s’agissait-il d’une simple visite de routine, dans les hôtels où les couples officieux sont plus facilement couverts, visite qui aurait débouché sur l’anecdote du touriste à vélo. Exemple en tout cas du système de surveillance et de répression du régime, du climat de peur qu’il instaure chez les Iraniens et du triste sort de la condition féminine en Iran.

Cap au Nord donc, en direction de l’Azerbaïdjan, séparé de l’Iran depuis un traité irano-russe du 19è siècle par la rivière Aras: donnant son nom à la vallée éponyme, elle est associée par certains biblistes à Gihon, l’une des quatre branches du fleuve qui alimenterait le jardin d’Eden (chapitre de la Genèse).

A 140 kilomètres de Tabriz et après un col sans difficulté, la route plonge dans une vaste plaine céréalière aux reflets d’or fin, bordée à l’horizon par les monts enneigés d’Arménie et d’Azerbaïdjan. Elle finit sa course dans la ville de Jolfa, ancienne cité arménienne où l’étroite vallée d’Aras s’ouvre d’est en ouest. Les températures, comme la neige, ont fondu à cette altitude proche du niveau de la mer et je pédale confortablement au dessus de 5°C.

Une dizaine de kilomètres après Jolfa, le ruban d’asphalte s’engouffre dans un entonnoir d’une quarantaine de kilomètres, où les traces de l’homme se limitent du côté iranien aux check-points de l’armée et à une église arménienne*. Après les paysages monochromes des derniers jours, j’apprécie la palette d’ocre et de rouge ornant les talus rocheux abruptes. En contrebas, la rivière abrite une réserve importante de canards sauvages qui, perturbés par ma présence, prennent leur envol.

Après Poldasht, j’aperçois déjà la cime du Mont Ararat, signal que la frontière turque se rapproche. Demain, je change une nouvelle fois de pays, de culture, de reliefs, pour un autre défi: la traversée de l’Anatolie.

 

Réponses aux énigmes précédentes

1) Cette construction de terre crue est une « maison de glace »; l’eau était congelée l’hiver dans des bassins externes, puis stockée dans ce grand « frigidaire » (le grand trou creusé à l’intérieur sert à entreposer la glace et à réduire l’effet de la chaleur) pour subvenir aux besoins en eau l’été, dans des villes où les températures dépassent les 45°C et les précipitations sont rares.

2) Les deux battants sont de forme et de poids différents, et produisent donc un son différent, afin que les habitants de la maison sachent s’il s’agit d’une femme ou d’un homme, et décident qui doit aller ouvrir la porte (les femmes vont ouvrir pour les femmes et les hommes pour les hommes).

Énigme de la semaine

A quoi servent ces tours, percées aux quatre points cardinaux de sortes de « volets » verticaux, et que l’on retrouve dans de nombreuses villes iraniennes proches du désert?

* Hafez: poète persan du 14è siècle dont le mausolée à Shiraz attire des visiteurs de tous horizons: touristes, étudiants en lettres, musiciens ou mollahs viennent se recueillir sur la tombe de cet auteur très populaire en Iran, connu pour son recueil de poèmes, Dîwan, exaltant les plaisirs de la vie.

Extrait:

Quelle béatitude se put comparer aux murmures

De l’amour, aux caresses échangées dans les bosquets?

Pourquoi alors empêcher que mon bonheur n’éclate!

Hâte-toi, hâte-toi, mon amour, et apporte la coupe!

[…]

Le double ravissement de l’amour et du vin

Naît d’une même source!

Devons-nous être blâmés, devons-nous être plaints

Lorsque la passion gronde en nous, irrésistible!

* Le peuple azéri vit essentiellement dans 2 pays: l’Azerbaïdjan et l’Iran, où ils occupent le Nord ouest du pays. Les Iraniens azéris conversent en premier lieu dans un dialecte turco-farsi.

* Kerbala: ville irakienne dans laquelle Hussein a été décapité (célébration de l’Ashura), aujourd’hui lieu saint pour les chiites.

* Le tapis constitue un élément essentiel de la culture iranienne. Essentiellement utilisé à des fins décoratives, il sert également comme tapis de prière, puis chez les nomades de « matelas » isolant pendant l’hiver et de protection contre les animaux rampants indésirables. De formats différents, un tapis de qualité se distingue par la quantité de nœuds tissés au dm², la qualité du matériau (différentes laines, soie) et les colorants. Plusieurs villes en Iran disposent de leur propre type de tapis (notamment Tabriz, Qom, Ispahan, Kashan et Kerman).

* Perchée sur un rocher, celle-ci fut bâtie sur les ruines d’une des premières églises chrétiennes de notre ère (62 après JC).

 


A l’école élémentaire iranienne

24 janvier 2011

Mashhad – Le volubile Vali, qui accueille avec une hospitalité toute iranienne les voyageurs dans sa guesthouse, officie également comme guide à ses heures perdues. Après la riche maison des artisanats iraniens (céramique, tapis, instruments de musique) et une overdose de tchaï chez les marchands de tapis du bazar, il nous propose une excursion dans un village de montagne, non sans en avoir habilement vanté les mérites pendant les 2 jours qui précédaient… Pas convaincu, je le fais accepter la visite d’une école primaire en échange, et nous prenons ainsi la route pour Kang le lendemain matin.

A une heure et demie de 4×4 sans amortisseur, véritable tapecul datant de la révolution islamique, apparaît le village, accroché sur une « langue » de montagne au fond d’une vallée encaissée. Les iraniens viennent y rechercher de la fraîcheur en été et se balader dans les étroites ruelles, ombragées par des balcons en bois que supportent des murs d’argile séchée.

Nous arrivons à l’école à l’heure de la récréation, au moment où un garçon dicte la prière devant ses camarades rassemblés en rangs. Quelque peu perturbés par notre arrivée, les garçons poursuivent la pause par du volley ou du foot, et les filles discutent et jouent à l’élastique, alors que nous sommes reçus par une équipe de femmes qui nous invitent spontanément à prendre un thé. Vali use des formes de politesse, je tente de faire impression avec mes quelques phrases de farsi, et l’une des enseignantes, Sadieh, nous autorise gentiment à échanger avec elle et ses élèves au début de son cours.

Nous pénétrons quelques minutes plus tard dans une classe bruyante et agitée, où un grand tableau noir complète entre autres dessins, descriptions de la faune et de la flore, et alphabet persan accrochés aux murs. Les enfants y sont affectés par table de 2 ou 3.

L’excitation palpable lors de notre entrée laisse place au silence et à des regards attentifs lorsque Vali traduit mes premières questions en farsi. L’école de Kang est un peu particulière nous explique Sadieh, car il n’y a pas suffisamment d’enfants dans le village pour constituer des classes de niveau séparées; elle enseigne ainsi à une vingtaine d’élèves allant du CE1 au CM1, qui se composent de filles et de garçons, alors que ceux-ci sont normalement séparés dans les écoles publiques, ce jusqu’à l’université. Ils y suivent 25 heures de cours par semaine, étalés sur 5 jours, le jeudi et le vendredi* constituant leur week-end.

Mathématiques, persan (farsi), histoire-géographie et instruction religieuse sont dispensés, et les cours de langue (anglais et arabe) commencent seulement à partir de 12 ans. Parmi les sports pratiqués, on retrouve le foot, le volley, le badminton et le ping-pong. Outre les devoirs à faire à la maison régulièrement donnés dans chacune de ces matières, les élèves doivent réaliser des travaux pratiques pour l’école, comme des dessins et des objets de décoration. En témoigne un maillot de Manchester United que me montre fièrement un des garçons, les élèves ne portent ici pas d’uniforme, les filles devant seulement couvrir leur tête d’un hijab.

La journée est entrecoupée d’un déjeuner à la cantine de l’école, et les enfants rejoignent leur domicile à pied après les cours de l’après-midi. En Iran, pas de Noël, d’armistices ou de vacances de Pâques, les jours fériés correspondant essentiellement aux fêtes religieuses islamiques et aux dates importantes liées à la révolution de 1979. L’école ferme ses portes de fin juin à mi-septembre, ainsi que durant les vacances de No Ruz, littéralement le Nouvel An, fête païenne que les Iraniens célèbrent depuis près de 3000 ans au moment de l’équinoxe du printemps*.

Je réponds à mon tour aux garçons et filles peu intimidés par notre présence et très curieux de la vie de leurs camarades français : une fois que la France est située sur la mappemonde, le rythme scolaire, les activités sportives et le nombre d’élèves sont abordés, ainsi que des interrogations ayant trait à la religion: est-ce que nous recevons des cours à l’école? Les élèves français doivent-ils faire la prière? Les filles portent-elles le hijab?

La distribution de cartes postales de France achevée, nous repartons accompagnés de rires, de chuchotements et d’un chœur dissonant de « Khoda Hafez » (« Au revoir »)…

 

* Le week-end en Iran comprend le jeudi et le vendredi, ce dernier étant le jour saint de la semaine chez les musulmans.

* L’équinoxe de printemps symbolise la victoire du jour sur la nuit (donc une sorte de « renaissance »), car à partir de cette date, les heures du jour dépassent celle de la nuit. Durant ces vacances nationales, les iraniens rendent traditionnellement visite aux membres de leur famille, à qui ils offrent des cadeaux, ainsi qu’à leurs amis et voisins.