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« Sard, Sard, Sard! »

11 février 2011

Téhéran – Frontière turque en bref

  • Parcours: Téhéran – Karaj – Rasht à Astara (portion en bus) – Ardabil – Tabriz – Marand – Jolfa – Poldasht – Maku – Frontière
  • Kilométrage : 1230 kms
  • Durée: 16 jours

Carnet de route

3 semaines se sont écoulées depuis que j’ai mis la bicyclette au repos. 3 semaines de bazars aux milles épices et miniatures, d’Ashura, de cafés trendy téhéranis et d’une douce trêve familiale, ponctuée de rencontres éclectiques: de Mardieh, une jeune cadre d’Ispahan qui, couverte d’un hidjab particulièrement léger, appartient à cette catégorie de hauts diplômés universitaires qui cherchent à travailler en Amérique du Nord; à Mahmoud, ce chauffeur de taxi de Shiraz qui, désespéré des récentes hausses de moitié des prix du gaz et du pétrole en Iran, nous récite d’une voix mélancolique quelques vers de Hafez*; en passant par Hussein, un lycéen afghan de 16 ans qui nous fait écouter ses compositions de rap, lesquelles expriment sa frustration et les difficultés de sa communauté à s’intégrer en Iran.

Rencontres et moments partagés qui me font un temps oublier que je dois me remettre bientôt en selle, perspective qui ne m’emballe guère en dépit de l’intérêt de la région que je m’apprête à traverser. Les derniers mois m’ont cependant appris à vivre avec cette appréhension; appréhension des difficultés de la route, de la solitude, d’être déçu des rencontres ou de manquer des occasions. Pourtant chaque jour m’a offert jusqu’à maintenant son lot de bonnes et mauvaises surprises, de chaleur humaine ou d’inattendu. Cet inattendu qui donne un sens et fait le sel de ce voyage, ce sentiment d’exploration que je suis venu chercher, mais qui est paradoxalement angoissant.

La nouvelle année a commencé et la route reprend ses droits. Joignant les larges vallées du nord du Kavir (désert) à la mer Caspienne, noyée dans le brouillard et polluée par le trafic automobile et les industries, elle serpente après la ville d’Ardabil dans un décor de moyenne montagne, fraîchement couvert d’un manteau neigeux scintillant sous la lumière solaire. L’hiver, quoique tardif, a rapidement imposé ses rigueurs dans cette région où vit une majorité azérie*, et m’oblige alors à renoncer à mon itinéraire initial (qui devait m’amener à longer la frontière avec l’Azerbaïdjan), encore enneigé faute de circulation. Déçu, je reviens sur mes pas et m’offre une spécialité locale avant de repartir: le halva siyah (halva noir), soit une semoule de blé frit, sucrée et saupoudrée de poudre de noix de coco, de cannelle et de noix râpée. Kheyli khub! (Très bon).

Ayant fait le plein de sucres, je me remets à la tâche, débarrassé de mes escarres, et découvre avec plaisir une jolie vallée d’altitude sommeillant sous un blanc immaculé, entrecoupée ci et là de pommiers dénudés et de cheminées fumantes, sur laquelle veille la cime du Mont Sabalan culminant à près de 5000m.

Le soleil est omniprésent, mais les rafales de vent chargées de neige ondulant sur la chaussée et balayant mon vélo transversalement rendent l’ascension du col difficile; ce qui me vaut l’attention de quelques conducteurs incrédules, et d’un policier envahissant qui refuse d’entendre que pédaler me réchauffe davantage que de faire une pause en sa compagnie: « Sard, Sard, Sard! » (« Froid, froid, froid! ») me répète–il à l’envi. Trop froid en tout cas pour camper avec mon équipement, et c’est en cherchant un hôtel en fin de journée que je rencontre Abdullah. Celui-ci me devance dans un premier temps en voiture pour m’accompagner à l’unique guesthouse de la ville, avant de me proposer un tchaï chez lui, pour finalement m’inviter à y passer la nuit…

Abdullah, pour vous donner une idée du personnage, c’est le genre de garçon qui ne s’achètera pas à manger pour s’offrir une ceinture D&G (ndlr: Dolce & Gabbana). Cheveux gominés ramenés en arrière, barbe naissante soigneusement taillée et pompes impeccablement cirées, il me montre fièrement ses stigmates corporels de l’Ashura, qu’il a commémoré pour la deuxième année consécutive à Kerbala*. Le tchaï vite englouti, il me tend un peigne sorti de sa poche et nous embarquons dans sa Peugeot Fars 405 pour un tour du propriétaire et de la sympathique fratrie de 6 hommes. Le lendemain matin, retour au plein air après un copieux petit-déjeuner de pain frais, confiture et yaourt, pour ce qui sera la journée la plus froide de mon séjour.

Au dessus des champs enneigés, quelques éperviers tournoient et je surprends un renard un peu stupide qui, dans sa fuite, suivra malgré lui ma route sur une centaine de mètres. A mesure que j’avance, je sens ma transpiration geler. Je me réchauffe tant bien que mal aux rayons de soleil et au son d’une bossa nova brésilienne dans les écouteurs, alors que les appels à la prière de la mi-journée brisent le silence de la vallée. C’est le signal pour moi qu’il est temps de reprendre quelques forces, et dans ces conditions hivernales, l’abgusht (ou dizi) est une valeur sûre: il s’agit d’un ragoût de mouton, que l’on consomme écrasé avec pois chiches, tomates et pommes de terre cuites, après avoir avalé le pain qui en a absorbé tout le bouillon.

Les villages que je traverse se suivent et se ressemblent: les habitations, des « boîtes » de briques ternes dispersées de part et d’autre de la route, succèdent à un grand panneau usé exposant les photos des habitants morts en « martyrs » lors de la guerre Iran-Irak. Les cheveux poivre et sel des uns s’y mêlent aux teints frais et traits juvéniles des autres, à qui l’ayatollah Khomeini (pour rappel, celui qui a fondé la République Islamique d’Iran) avait promis le paradis s’ils mouraient sur le champ de bataille. Les Iraniens d’origine azérie, plutôt traditionnels et conservateurs, ont payé un lourd tribut durant ces affrontements.

Fatigué des efforts des derniers jours, j’atteins finalement l’ancienne ville impériale de Tabriz. Capitale de la province d’Azarbaïdjan, elle compte parmi les villes les plus importantes d’Iran. Pour l’anecdote, les membres congelés par une descente en plein vent sur la ville, je m’arrête dans les faubourgs dans un pizzeria au nom évocateur de Montana (ndlr: de Tony Montana, héros mafieux du film culte Scarface…). Décor kitsch et chaises couvertes d’un skaï rouge composent l’ambiance, avec un improbable titre de David et Jonathan repris au synthétiseur en guise d’accueil (ndlr: titre des années 80’s d’un duo français, en l’occurrence celui qui a été caricaturé par les Nuls). Surréaliste…

C’est dans cette atmosphère que m’aborde Kamyar, une baraque aux allures de 3è ligne néo-zélandais. Sympathique, il m’explique en anglais qu’il cumule un travail comme responsable dans le restaurant en plus de son emploi d’architecte, une situation courante en Iran en raison des salaires peu élevés. Il me tend spontanément une grande boîte de baklavas (petites pâtisseries sucrées) tout juste achetée, et en objectant sans vraiment refuser, je le remercie pour sa générosité et son hospitalité. Il me quitte avec un sourire… et je réalise quelques minutes plus tard ma probable méprise. Ta’arof, vous vous souvenez? Ce « code » de conduite qui régit les relations entre individus, et qui veut par exemple que le taxi fasse semblant de refuser que vous le payiez? Voilà, je pense que je suis tombé dans le panneau cette fois… Impossible de revenir en arrière cependant, le cadeau a été accepté et ce serait encore plus gênant s’il avait vraiment l’intention de me les offrir.

Il s’agit ici d’une anecdote, mais qui peut illustrer plus largement la difficulté rencontrée en Iran de démêler le vrai du faux, l’opinion sincère du discours courtois ou de façade chez nombre d’interlocuteurs iraniens. Pas de changement dans la tonalité de la voix, une expression impassible, autrement dit pas d’indice qui permette de détecter un changement d’humeur ou en l’occurrence une déconvenue…

Connue notamment pour ses tapis*, Tabriz a vu comme d’autres grandes villes iraniennes son centre historique dilué dans la masse de boutiques de fripes, de téléphone portable et d’hôtels bon marché… Dissimulé derrière passerelles, bâtiments bétonnés et enseignes tape à l’œil, son bazar historique est fascinant: un labyrinthe dans lequel perce péniblement la lueur du jour, assemblage inextricable de ruelles étroites sans fin, surmontées de timches (domes de briques) et battues par des pousseurs de tous âges, porteurs voûtés ou vendeurs de tchaï ambulants. Régulièrement, de grands portails ogivaux ouvrent le passage sur de vastes halls spécialisés: tintement des marmites et de vaisselle ici, souffle des tapis que l’on déroule devant l’acheteur là, regards muets devant les vitrines de bijoux ailleurs, foisonnement multicolore d’épices et de fruits secs enfin.

En quête d’un chapeau traditionnel, je parviens après maints détours à trouver une boutique, engoncée entre un marchand de fruits et un vendeur de produits de beauté. Assis sur un tabouret, Hassan semble à l’étroit dans son lieu de travail, où chapka, bérets ou encore kola-e-pashm (littéralement « chapeau de laine ») jonchent le sol et débordent des étagères en kit. Le business est une affaire de famille: il y a plus de 30 ans, il succède à son père, qui avait lui même repris l’affaire de son paternel. Négociant, Hassan confectionne également ces chapeaux de laine à l’aide d’une petite machine, ainsi que la spécialité locale, le kola-e-duzan: ovale, il est formé d’une structure en carton, couverte de laine de mouton. Un couvre-chef approprié pour l’hiver donc, qui ne protège cependant pas les oreilles. Ce sera finalement pour moi le chapeau de laine pure, idéal lors des soirées de bivouac.

Je quitte Tabriz dans la grisaille pour mettre le cap au nord, vers la frontière avec l’Azerbaïdjan que je n’ai pu atteindre plus tôt en raison de la neige. Les températures sont toujours largement négatives et je décide de faire une halte dans un hôtel pour la nuit. Arrivé en milieu d’après-midi dans la ville de Marand, je discute agréablement avec le responsable de l’établissement, et deux jeunes Tabrizies très curieuses qui font leur stage de psychologie dans cette ville. Entre les traductions en anglais des questions du responsable, elles me posent un tas de questions sur la vie en France, les études, la situation de mes sœurs, et plus généralement des femmes dans notre pays. Elles finissent par me proposer de nous retrouver pour le diner qu’elles auront préparé, ce au nez et à la barbe du tenancier qui ne comprend pas un mot d’anglais…

Ravi de pouvoir discuter pour la première fois (la deuxième en réalité) avec des Iraniennes et curieux d’en savoir un peu plus sur leur ressenti de la vie en Iran, je descends à l’heure dite pour le diner. Zaïda a préparé un véritable festin qu’elle dispose sur une des tables de la salle à manger où je me suis assis, puis repart… Je lui demande pourquoi elle ne s’assoit pas, et elle me dit que nous ne pouvons manger ensemble. J’insiste, en soulignant que je souhaite seulement poursuivre la conversation engagée plus tôt, mais elle refuse, en s’excusant pour cette incompréhension. Quelle déception! Je m’excuse à mon tour et embarrassés, nous échangeons quelques formalités, avant que le responsable ne rentre dans la pièce. Visiblement mécontent, il lance un regard de désapprobation sur Zaïda qui remonte finalement dans sa chambre.

45 minutes plus tard, je sombre progressivement dans le sommeil lorsque 3 coups violents sont assénés à ma porte. Héhé… surprise!! C’est la police des mœurs qui vient me rendre visite, accompagnée du responsable de l’hôtel qui m’adresse un sourire mielleux. Prié de m’asseoir sur le seul fauteuil de la chambre, je subis un interrogatoire en bonne et due forme: que viens-je faire en Iran, à cette saison? Pourquoi l’Iran? Suis-je seul? Est-ce que je ne transporte pas de drogue ou d’alcool dans mes 5 sacs? Etc… Je reste zen, je n’ai rien commis d’illégal et n’ai rien à cacher. Je pense cependant au billet que Zaïda a discrètement glissé sous ma porte 10 minutes avant l’arrivée de la police et que je ne retrouve pas dans mes poches. Me souhaitant bon voyage, elle y avait écrit son nom et adresse mail, ce qui pourrait la compromettre en cas de découverte… Pas de fouille en fin de compte, ni de billet retrouvé. Ironie de l’histoire, Zaïda, pâle comme un linge et qui a troqué le hidjab contre un tchador de circonstance, viendra traduire quelques questions de l’agent en anglais…

La police a-t-elle été alertée par le responsable? Je n’en saurai rien, mais la coïncidence est troublante. Ou peut-être s’agissait-il d’une simple visite de routine, dans les hôtels où les couples officieux sont plus facilement couverts, visite qui aurait débouché sur l’anecdote du touriste à vélo. Exemple en tout cas du système de surveillance et de répression du régime, du climat de peur qu’il instaure chez les Iraniens et du triste sort de la condition féminine en Iran.

Cap au Nord donc, en direction de l’Azerbaïdjan, séparé de l’Iran depuis un traité irano-russe du 19è siècle par la rivière Aras: donnant son nom à la vallée éponyme, elle est associée par certains biblistes à Gihon, l’une des quatre branches du fleuve qui alimenterait le jardin d’Eden (chapitre de la Genèse).

A 140 kilomètres de Tabriz et après un col sans difficulté, la route plonge dans une vaste plaine céréalière aux reflets d’or fin, bordée à l’horizon par les monts enneigés d’Arménie et d’Azerbaïdjan. Elle finit sa course dans la ville de Jolfa, ancienne cité arménienne où l’étroite vallée d’Aras s’ouvre d’est en ouest. Les températures, comme la neige, ont fondu à cette altitude proche du niveau de la mer et je pédale confortablement au dessus de 5°C.

Une dizaine de kilomètres après Jolfa, le ruban d’asphalte s’engouffre dans un entonnoir d’une quarantaine de kilomètres, où les traces de l’homme se limitent du côté iranien aux check-points de l’armée et à une église arménienne*. Après les paysages monochromes des derniers jours, j’apprécie la palette d’ocre et de rouge ornant les talus rocheux abruptes. En contrebas, la rivière abrite une réserve importante de canards sauvages qui, perturbés par ma présence, prennent leur envol.

Après Poldasht, j’aperçois déjà la cime du Mont Ararat, signal que la frontière turque se rapproche. Demain, je change une nouvelle fois de pays, de culture, de reliefs, pour un autre défi: la traversée de l’Anatolie.

 

Réponses aux énigmes précédentes

1) Cette construction de terre crue est une « maison de glace »; l’eau était congelée l’hiver dans des bassins externes, puis stockée dans ce grand « frigidaire » (le grand trou creusé à l’intérieur sert à entreposer la glace et à réduire l’effet de la chaleur) pour subvenir aux besoins en eau l’été, dans des villes où les températures dépassent les 45°C et les précipitations sont rares.

2) Les deux battants sont de forme et de poids différents, et produisent donc un son différent, afin que les habitants de la maison sachent s’il s’agit d’une femme ou d’un homme, et décident qui doit aller ouvrir la porte (les femmes vont ouvrir pour les femmes et les hommes pour les hommes).

Énigme de la semaine

A quoi servent ces tours, percées aux quatre points cardinaux de sortes de « volets » verticaux, et que l’on retrouve dans de nombreuses villes iraniennes proches du désert?

* Hafez: poète persan du 14è siècle dont le mausolée à Shiraz attire des visiteurs de tous horizons: touristes, étudiants en lettres, musiciens ou mollahs viennent se recueillir sur la tombe de cet auteur très populaire en Iran, connu pour son recueil de poèmes, Dîwan, exaltant les plaisirs de la vie.

Extrait:

Quelle béatitude se put comparer aux murmures

De l’amour, aux caresses échangées dans les bosquets?

Pourquoi alors empêcher que mon bonheur n’éclate!

Hâte-toi, hâte-toi, mon amour, et apporte la coupe!

[…]

Le double ravissement de l’amour et du vin

Naît d’une même source!

Devons-nous être blâmés, devons-nous être plaints

Lorsque la passion gronde en nous, irrésistible!

* Le peuple azéri vit essentiellement dans 2 pays: l’Azerbaïdjan et l’Iran, où ils occupent le Nord ouest du pays. Les Iraniens azéris conversent en premier lieu dans un dialecte turco-farsi.

* Kerbala: ville irakienne dans laquelle Hussein a été décapité (célébration de l’Ashura), aujourd’hui lieu saint pour les chiites.

* Le tapis constitue un élément essentiel de la culture iranienne. Essentiellement utilisé à des fins décoratives, il sert également comme tapis de prière, puis chez les nomades de « matelas » isolant pendant l’hiver et de protection contre les animaux rampants indésirables. De formats différents, un tapis de qualité se distingue par la quantité de nœuds tissés au dm², la qualité du matériau (différentes laines, soie) et les colorants. Plusieurs villes en Iran disposent de leur propre type de tapis (notamment Tabriz, Qom, Ispahan, Kashan et Kerman).

* Perchée sur un rocher, celle-ci fut bâtie sur les ruines d’une des premières églises chrétiennes de notre ère (62 après JC).

 


A l’école élémentaire iranienne

24 janvier 2011

Mashhad – Le volubile Vali, qui accueille avec une hospitalité toute iranienne les voyageurs dans sa guesthouse, officie également comme guide à ses heures perdues. Après la riche maison des artisanats iraniens (céramique, tapis, instruments de musique) et une overdose de tchaï chez les marchands de tapis du bazar, il nous propose une excursion dans un village de montagne, non sans en avoir habilement vanté les mérites pendant les 2 jours qui précédaient… Pas convaincu, je le fais accepter la visite d’une école primaire en échange, et nous prenons ainsi la route pour Kang le lendemain matin.

A une heure et demie de 4×4 sans amortisseur, véritable tapecul datant de la révolution islamique, apparaît le village, accroché sur une « langue » de montagne au fond d’une vallée encaissée. Les iraniens viennent y rechercher de la fraîcheur en été et se balader dans les étroites ruelles, ombragées par des balcons en bois que supportent des murs d’argile séchée.

Nous arrivons à l’école à l’heure de la récréation, au moment où un garçon dicte la prière devant ses camarades rassemblés en rangs. Quelque peu perturbés par notre arrivée, les garçons poursuivent la pause par du volley ou du foot, et les filles discutent et jouent à l’élastique, alors que nous sommes reçus par une équipe de femmes qui nous invitent spontanément à prendre un thé. Vali use des formes de politesse, je tente de faire impression avec mes quelques phrases de farsi, et l’une des enseignantes, Sadieh, nous autorise gentiment à échanger avec elle et ses élèves au début de son cours.

Nous pénétrons quelques minutes plus tard dans une classe bruyante et agitée, où un grand tableau noir complète entre autres dessins, descriptions de la faune et de la flore, et alphabet persan accrochés aux murs. Les enfants y sont affectés par table de 2 ou 3.

L’excitation palpable lors de notre entrée laisse place au silence et à des regards attentifs lorsque Vali traduit mes premières questions en farsi. L’école de Kang est un peu particulière nous explique Sadieh, car il n’y a pas suffisamment d’enfants dans le village pour constituer des classes de niveau séparées; elle enseigne ainsi à une vingtaine d’élèves allant du CE1 au CM1, qui se composent de filles et de garçons, alors que ceux-ci sont normalement séparés dans les écoles publiques, ce jusqu’à l’université. Ils y suivent 25 heures de cours par semaine, étalés sur 5 jours, le jeudi et le vendredi* constituant leur week-end.

Mathématiques, persan (farsi), histoire-géographie et instruction religieuse sont dispensés, et les cours de langue (anglais et arabe) commencent seulement à partir de 12 ans. Parmi les sports pratiqués, on retrouve le foot, le volley, le badminton et le ping-pong. Outre les devoirs à faire à la maison régulièrement donnés dans chacune de ces matières, les élèves doivent réaliser des travaux pratiques pour l’école, comme des dessins et des objets de décoration. En témoigne un maillot de Manchester United que me montre fièrement un des garçons, les élèves ne portent ici pas d’uniforme, les filles devant seulement couvrir leur tête d’un hijab.

La journée est entrecoupée d’un déjeuner à la cantine de l’école, et les enfants rejoignent leur domicile à pied après les cours de l’après-midi. En Iran, pas de Noël, d’armistices ou de vacances de Pâques, les jours fériés correspondant essentiellement aux fêtes religieuses islamiques et aux dates importantes liées à la révolution de 1979. L’école ferme ses portes de fin juin à mi-septembre, ainsi que durant les vacances de No Ruz, littéralement le Nouvel An, fête païenne que les Iraniens célèbrent depuis près de 3000 ans au moment de l’équinoxe du printemps*.

Je réponds à mon tour aux garçons et filles peu intimidés par notre présence et très curieux de la vie de leurs camarades français : une fois que la France est située sur la mappemonde, le rythme scolaire, les activités sportives et le nombre d’élèves sont abordés, ainsi que des interrogations ayant trait à la religion: est-ce que nous recevons des cours à l’école? Les élèves français doivent-ils faire la prière? Les filles portent-elles le hijab?

La distribution de cartes postales de France achevée, nous repartons accompagnés de rires, de chuchotements et d’un chœur dissonant de « Khoda Hafez » (« Au revoir »)…

 

* Le week-end en Iran comprend le jeudi et le vendredi, ce dernier étant le jour saint de la semaine chez les musulmans.

* L’équinoxe de printemps symbolise la victoire du jour sur la nuit (donc une sorte de « renaissance »), car à partir de cette date, les heures du jour dépassent celle de la nuit. Durant ces vacances nationales, les iraniens rendent traditionnellement visite aux membres de leur famille, à qui ils offrent des cadeaux, ainsi qu’à leurs amis et voisins.

 

L’Ashura en Iran

5 janvier 2011

Avant toute chose, EXCELLENTE ET HEUREUSE ANNEE 2011 A TOUS!!

Ashura

Ce 16 décembre 2010, soit le 10è jour du Muharram (calendrier islamique), les chiites commémorent le massacre du troisième Imam, Husayn (petit-fils du Prophète), et de ses 72 compagnons, perpétré en 680 après J-C. En ce mois de deuil, les tons sombres sont de rigueur dans les tenues vestimentaires, les célébrations de mariage sont reportées et les fanions rouge et noir (symbolisant le sang et le deuil) sont dressés dans les bazars, les lieux de prière ou encore sur le capot de la voiture.

Les cortèges observés à Téhéran débutent pour la plupart par une arche supportée successivement par différents fidèles. Symbole de l’Imam et de ses troupes, elle précède des rangées parallèles de croyants. Habillés de noir, ceux-ci sont munis de chaînes qui fendent l’air au rythme des chants funèbres et des tambours, avant de s’écraser dans un bruit sec sur leur dos. D’autres pleurent dans l’assistance ou se frappent la poitrine à coups de poing, et tous expriment ainsi leur identification aux souffrances du martyr Husayn, qui a combattu avec ses maigres troupes les forces du calife au pouvoir à l’époque, contesté pour agir ouvertement à l’encontre des enseignements de l’Islam.

A côté de ces processions disciplinées, des stands montés pour l’occasion offrent boissons, nourriture ou retracent l’histoire du martyre de l’Imam. J’y vois des familles, des amis, qui discutent dans une atmosphère détendue, ainsi que de jeunes hommes soigneusement habillés, circulant en moto à vitesse réduite. Scrutant la foule, ils semblent y chercher quelques regards, j’imagine parmi les jeunes filles, dont certaines, sous le tchador (tenue islamique portée en Iran, laissant uniquement le visage à découvert), ont habilement mis en valeur leur visage à l’aide d’un léger maquillage.

Énigmes

1) A quoi servait cette construction de terre crue? Les indices sont les suivants: on la retrouve dans plusieurs villes proches du désert; à l’intérieur un trou est creusé.

2) Sur cette porte d’entrée d’une église arménienne, comme sur certaines portes d’entrée traditionnelles de maisons privées, apparaissent deux battants de forme différente. Pour quelle raison?

Salam Iran!

5 janvier 2011

Sarakhs – Téhéran en bref

  • Parcours: Sarakhs – Mashhad – Neishabur – Sabzevar – Shahrud – Semnan – Téhéran
  • Kilométrage: 1130 kms
  • Durée: 16 jours
  • Les plus: le soleil omniprésent, les innombrables tchaï offerts et les fabuleux spots de bivouac
  • Les moins: le trafic automobile et des escarres

Des hauts et des bas

Sarakhs, Iran, 17 novembre – Ça y est, j’y suis! La ligne d’arrivée de la course turkmène franchie sous le regard sévère de l’ayatollah Khomeini*, j’effectue mes premiers tours de roue en Iran, physiquement émoussé mais stimulé par le sentiment agréable de débuter une nouvelle aventure. Si j’ai observé en Asie centrale des cultures différentes et apprécié les changements d’environnement, l’héritage soviétique commun assure une certaine continuité d’un pays à un autre, avec laquelle je romps brusquement après ces quatre premiers mois passés sur la route: nouvelle langue, le farsi, utilisant l’alphabet arabe; nouveau brassage de cultures et de peuples, issus du Kurdistan, d’Azerbaïdjan, du Baloutchistan etc…; nouveau défi également, avec des reliefs montagneux à traverser en période hivernale.

Je me remets en selle le lendemain et retrouve après l’oasis de Sarakhs une nature proche de celle du Turkménistan: le sable, les pierres, le néant, interrompus par quelques ruines de caravansérails et maisons de fermiers en pisé* qui renforcent l’omniprésence de l’ocre. Les Ladas, camions russes Kamaz et carrioles menées par des ânes que j’avais pris l’habitude de rencontrer en Asie centrale laissent ici la place aux inusables Paykan et motos Honda pétadarantes, supportant dangereusement trois passagers. Mon premier kebab iranien n’est pas franchement une réussite et m’offre la première indigestion de ce voyage, un exploit après la consommation immodérée de produits laitiers frais en Asie centrale… Trois jours plus tard, j’atteins la première ville sainte d’Iran, Mashhad, où repose l’Imam Reza*.

Sous la lumière crépusculaire, alors que l’appel à la prière couvre à peine les klaxons et vibrations des pots d’échappement, je me faufile tant bien que mal entre les véhicules, les piétons et des policiers flegmatiques, le nez saturé d’effluves de gaz et le regard distrait par ces silhouettes noires mouvantes, qui déambulent sur les trottoirs éclairés par les néons rouges et verts des magasins. Dans ce lieu de pèlerinage attirant chaque année des millions de musulmans chiites, il s’agira pour moi d’y préparer la suite de mon parcours en Iran et d’y reprendre des forces. Ce sera chose faite chez l’excentrique et chaleureux Vali, qui me raconte sa jeunesse agitée en Europe où il opérait comme… coureur de jupons. Aujourd’hui marchand de tapis polyglotte, il a la chance d’être le mari d’un authentique cordon bleu.

A contrecœur, je renonce finalement à emprunter le trajet le plus intéressant à partir de la ville sainte, soit une traversée du désert du Kavir et de ses oasis, qui, habités pour l’essentiel par des tribus nomades, couvrent près de la moitié du territoire iranien. Malgré le rembourrage de ma selle avec un T-shirt, les escarres apparus au Turkménistan rendent les kilomètres difficiles et je privilégie un trajet direct vers la capitale sur une route asphaltée.

Entre Mashhad et Téhéran, je découvre une nature à la tranquillité hostile, perturbée par un axe routier dense, coincé entre désert et plis montagneux arides, marqués par l’érosion conjuguée et inexorable de l’eau et du vent. Loin de l’agitation moderne et bruyante des grandes villes iraniennes traversées, des villages accrochés à flanc de montagne et habillés de leur camouflage de terre crue semblent comme suspendus dans le temps. Anciennes haltes sur cette branche principale de la Route de la Soie, quelques cités brisent la monotonie du parcours. Les ateliers de réparation et de pièces détachées pour véhicules motorisés y pullulent en périphérie, pour laisser la place à un centre ville vert et animé. Le magasin de safran y côtoie le vendeur de chauffages; l’incontournable marchand de tapis, adjacent au boucher, fait face à un caravansérail* du 17è siècle, tandis qu’à l’agence de voyages ou au bureau du notaire disposant d’une télé, quelques hommes se retrouvent pour siroter un tchaï devant un match de foot.

Entre les villes, les larges plaines peu habitées m’offrent des sites de bivouac de toute beauté. Accompagné par un ciel bleu depuis Boukhara, je prends inlassablement mon plaisir à diner devant les soleils couchants: ses dégradés orangés défiant en vain le bleu nuit à l’est, les feux lumineux vacillants de villages éloignés et les silhouettes montagneuses, se dressant au dessus du ballet ininterrompu des voitures et camions courant frénétiquement après l’horizon. Ces récompenses nocturnes, ainsi que l’accueil chaleureux et prévenant des Iraniens me décident à continuer à vélo jusqu’à Téhéran, alors que des escarres persistant me sapent le moral et m’appellent à poursuivre en bus.

«Welcome in Iran»

Représentez-vous un douanier français dire à un touriste étranger « Bienvenue en France ». C’est ça, essayez d’imaginer… Loin d’être une formule de politesse sans suite (à l’exception du douanier tout de même), les iraniens rencontrés souhaitent le plus souvent poursuivre la conversation, s’ils perçoivent que vous êtes disposés à échanger avec eux. L’accueil réservé par Hossein, Reza, Ali, Majid, autour d’un tchaï matinal chauffé au feu de paille, d’un narghilé dans un autobus, sur une aire routière de repos, ou dans le magasin de chaussures bat en brèche la perception partielle de l’Iran et de ses habitants véhiculée par les médias occidentaux, au plus grand plaisir du voyageur que je suis. Alors que mes hôtes et interlocuteurs de passage en Asie centrale, quoique généreux et hospitaliers, se montraient souvent insistants, les iraniens se montrent plus sensibles aux attitudes et réactions de leur nouvel ami, ou du moins font comme si…

Après deux nuits fraîches sous tente, j’ai décidé de me mettre en quête d’un toit plus chaud. En l’absence d’hôtel et préférant repousser la mosquée en ultime recours, je trouve providentiellement un centre du Croissant Rouge iranien (équivalent de la Croix Rouge). 2 arguments clés gonflent mon cœur d’espoir: l’effet de surprise, et les escarres. Le premier suffira et après une conversation décousue mi farsi – mi anglais, je suis accepté à rentrer dans l’antre surchauffée habitée par quatre gaillards plein d’entrain. A l’incontournable tchaï d’accueil succèdera une improbable danse improvisée. Les discothèques et spectacles de danse sont publiquement interdits en Iran, et ils se lâchent avec plaisir, dans un style très personnel et inclassable…

Deux jours plus tard et 70 kilomètres plus loin, bénéficiant de quelques jours de repos, Aref et Omid se proposent généreusement de me faire visiter leur ville, Shahrud, et ses environs. Tous les deux sont étudiants et à l’instar des autres interlocuteurs rencontrés, conscients de l’image déplorable de l’Iran en Europe et aux États-Unis, témoignent d’une curiosité inquiète sur l’idée que je me fais de leur pays. « What do you think of Iran? » (Que penses-tu de l’Iran?) est une question récurrente, souvent adressée avec une mou dubitative.

J’échange en anglais avec Aref; très au fait de l’actualité européenne, il me parle des grands personnages qui l’inspirent: Cyrus le Grand, bâtisseur de la dynastie perse Achéménide*, connu pour être à l’origine de la première charte des droits de l’homme il y a 2500 ans (cylindre de Cyrus), et Ali, cousin du prophète Mahomet parmi les premiers convertis à l’Islam et premier Imam pour les chiites; il poursuit avec ses deux hobbies: l’escalade et la calligraphie persane.

Notre journée se finit chez Omid, dont les parents m’ont invité à rester pour le diner. La maison de béton, d’apparence extérieure austère, contraste avec la chaleur de l’intérieur: le sol du grand salon est couvert de tapis colorés, aux motifs floraux essentiellement, et bordés de puchtis (coussins rectangulaires aux couleurs sombres) adossés aux murs. Avant de rentrer, il est indispensable d’ôter ses chaussures et Omid lance un « Ya-Allah », qui sert à prévenir ses sœurs et sa mère de l’arrivée d’un invité. A l’exception de la famille, elles ne peuvent se montrer sans hijab, le foulard islamique.

Le diner, composé de petits plats de légumes, de yaourt frais et d’un olvieh (purée de pommes de terre avec légumes et œufs durs), est servi à même le sol, sur une nappe de tissu autour de laquelle Omid, son frère, Aref et moi sommes assis. Alors qu’il amène les plats, le père d’Omid s’excuse auprès de moi pour ce diner simple et léger, alors que je n’ai même pas fini de compter le nombre de plats qu’il faudra terminer. De la même manière que ses parents dinent dans la cuisine pour s’effacer et nous laisser entre amis, le responsable d’un restaurant fera semblant de refuser que je le paie. Ces réactions participent du taarof, m’explique Omid, soit des règles de bienséance séculaires qui président aux relations entre individus en Iran. Bien plus que de simples expressions de politesse, ces principes de savoir-vivre consistent à se mettre à la place de son hôte, de son interlocuteur et de deviner ses envies.

Pour couronner cette journée incroyable, Omid a invité son voisin et ami Majid, qui me fait découvrir sur quelques compositions et improvisations musicales quelques instruments traditionnels persans: ney (flûte), tar et sitar (guitares). Extraits du live, auquel j’ajoute ceux du répertoire d’un compositeur traditionnel iranien…


04 Desert Night

10 Lover’s Plight [Ghazal]

* Après la fuite du dernier shah (roi) d’Iran en 1979, l’ayatollah (rang religieux chiite) Khomeini prend le contrôle du pays et transforme la monarchie en République Islamique, dont la Constitution repose sur le droit islamique. Des portraits de celui-ci, ainsi que de celui de son successeur, l’ayatollah Khamenei, sont affichés partout en Iran, dans les magasins, sur les murs, dans les hôtels etc…

* Le pisé est un matériau de construction, fait d’un mélange d’eau, d’argile et de paille qui solidifie la structure.

* Après la mort du Prophète Mahomet, les musulmans se divisent essentiellement en 2 communautés: les sunnites, majoritaires aujourd’hui dans le monde, et les chiites, majoritaires en Iran, qui considèrent que seul un successeur filial de Mahomet peut devenir le guide spirituel de la communauté religieuse. Les chiites d’Iran en reconnaissent 12, appelés Imams, le premier étant Ali, cousin et gendre du Prophète. Le huitième est l’Imam Reza, le seul enterré en Iran. La notion d’imam chez les sunnites est différente: il s’agit de celui qui dirige la prière à la mosquée.

* Un caravansérail est un bâtiment fortifié, qui servait de halte et d’hôtel aux marchands et à leurs bêtes, ainsi qu’aux pèlerins et autres gens de passage.

* La dynastie des Achéménides constitue le premier empire Perse (la Perse est aujourd’hui aujourd’hui appelée Iran), fondé au 6è siècle avant J-C et ayant connu 3 capitales, dont Persépolis.