Téhéran – Frontière turque en bref
- Parcours: Téhéran – Karaj – Rasht à Astara (portion en bus) – Ardabil – Tabriz – Marand – Jolfa – Poldasht – Maku – Frontière
- Kilométrage : 1230 kms
- Durée: 16 jours
Carnet de route
3 semaines se sont écoulées depuis que j’ai mis la bicyclette au repos. 3 semaines de bazars aux milles épices et miniatures, d’Ashura, de cafés trendy téhéranis et d’une douce trêve familiale, ponctuée de rencontres éclectiques: de Mardieh, une jeune cadre d’Ispahan qui, couverte d’un hidjab particulièrement léger, appartient à cette catégorie de hauts diplômés universitaires qui cherchent à travailler en Amérique du Nord; à Mahmoud, ce chauffeur de taxi de Shiraz qui, désespéré des récentes hausses de moitié des prix du gaz et du pétrole en Iran, nous récite d’une voix mélancolique quelques vers de Hafez*; en passant par Hussein, un lycéen afghan de 16 ans qui nous fait écouter ses compositions de rap, lesquelles expriment sa frustration et les difficultés de sa communauté à s’intégrer en Iran.
Rencontres et moments partagés qui me font un temps oublier que je dois me remettre bientôt en selle, perspective qui ne m’emballe guère en dépit de l’intérêt de la région que je m’apprête à traverser. Les derniers mois m’ont cependant appris à vivre avec cette appréhension; appréhension des difficultés de la route, de la solitude, d’être déçu des rencontres ou de manquer des occasions. Pourtant chaque jour m’a offert jusqu’à maintenant son lot de bonnes et mauvaises surprises, de chaleur humaine ou d’inattendu. Cet inattendu qui donne un sens et fait le sel de ce voyage, ce sentiment d’exploration que je suis venu chercher, mais qui est paradoxalement angoissant.
La nouvelle année a commencé et la route reprend ses droits. Joignant les larges vallées du nord du Kavir (désert) à la mer Caspienne, noyée dans le brouillard et polluée par le trafic automobile et les industries, elle serpente après la ville d’Ardabil dans un décor de moyenne montagne, fraîchement couvert d’un manteau neigeux scintillant sous la lumière solaire. L’hiver, quoique tardif, a rapidement imposé ses rigueurs dans cette région où vit une majorité azérie*, et m’oblige alors à renoncer à mon itinéraire initial (qui devait m’amener à longer la frontière avec l’Azerbaïdjan), encore enneigé faute de circulation. Déçu, je reviens sur mes pas et m’offre une spécialité locale avant de repartir: le halva siyah (halva noir), soit une semoule de blé frit, sucrée et saupoudrée de poudre de noix de coco, de cannelle et de noix râpée. Kheyli khub! (Très bon).
Ayant fait le plein de sucres, je me remets à la tâche, débarrassé de mes escarres, et découvre avec plaisir une jolie vallée d’altitude sommeillant sous un blanc immaculé, entrecoupée ci et là de pommiers dénudés et de cheminées fumantes, sur laquelle veille la cime du Mont Sabalan culminant à près de 5000m.
Le soleil est omniprésent, mais les rafales de vent chargées de neige ondulant sur la chaussée et balayant mon vélo transversalement rendent l’ascension du col difficile; ce qui me vaut l’attention de quelques conducteurs incrédules, et d’un policier envahissant qui refuse d’entendre que pédaler me réchauffe davantage que de faire une pause en sa compagnie: « Sard, Sard, Sard! » (« Froid, froid, froid! ») me répète–il à l’envi. Trop froid en tout cas pour camper avec mon équipement, et c’est en cherchant un hôtel en fin de journée que je rencontre Abdullah. Celui-ci me devance dans un premier temps en voiture pour m’accompagner à l’unique guesthouse de la ville, avant de me proposer un tchaï chez lui, pour finalement m’inviter à y passer la nuit…
Abdullah, pour vous donner une idée du personnage, c’est le genre de garçon qui ne s’achètera pas à manger pour s’offrir une ceinture D&G (ndlr: Dolce & Gabbana). Cheveux gominés ramenés en arrière, barbe naissante soigneusement taillée et pompes impeccablement cirées, il me montre fièrement ses stigmates corporels de l’Ashura, qu’il a commémoré pour la deuxième année consécutive à Kerbala*. Le tchaï vite englouti, il me tend un peigne sorti de sa poche et nous embarquons dans sa Peugeot Fars 405 pour un tour du propriétaire et de la sympathique fratrie de 6 hommes. Le lendemain matin, retour au plein air après un copieux petit-déjeuner de pain frais, confiture et yaourt, pour ce qui sera la journée la plus froide de mon séjour.
Au dessus des champs enneigés, quelques éperviers tournoient et je surprends un renard un peu stupide qui, dans sa fuite, suivra malgré lui ma route sur une centaine de mètres. A mesure que j’avance, je sens ma transpiration geler. Je me réchauffe tant bien que mal aux rayons de soleil et au son d’une bossa nova brésilienne dans les écouteurs, alors que les appels à la prière de la mi-journée brisent le silence de la vallée. C’est le signal pour moi qu’il est temps de reprendre quelques forces, et dans ces conditions hivernales, l’abgusht (ou dizi) est une valeur sûre: il s’agit d’un ragoût de mouton, que l’on consomme écrasé avec pois chiches, tomates et pommes de terre cuites, après avoir avalé le pain qui en a absorbé tout le bouillon.
Les villages que je traverse se suivent et se ressemblent: les habitations, des « boîtes » de briques ternes dispersées de part et d’autre de la route, succèdent à un grand panneau usé exposant les photos des habitants morts en « martyrs » lors de la guerre Iran-Irak. Les cheveux poivre et sel des uns s’y mêlent aux teints frais et traits juvéniles des autres, à qui l’ayatollah Khomeini (pour rappel, celui qui a fondé la République Islamique d’Iran) avait promis le paradis s’ils mouraient sur le champ de bataille. Les Iraniens d’origine azérie, plutôt traditionnels et conservateurs, ont payé un lourd tribut durant ces affrontements.
Fatigué des efforts des derniers jours, j’atteins finalement l’ancienne ville impériale de Tabriz. Capitale de la province d’Azarbaïdjan, elle compte parmi les villes les plus importantes d’Iran. Pour l’anecdote, les membres congelés par une descente en plein vent sur la ville, je m’arrête dans les faubourgs dans un pizzeria au nom évocateur de Montana (ndlr: de Tony Montana, héros mafieux du film culte Scarface…). Décor kitsch et chaises couvertes d’un skaï rouge composent l’ambiance, avec un improbable titre de David et Jonathan repris au synthétiseur en guise d’accueil (ndlr: titre des années 80’s d’un duo français, en l’occurrence celui qui a été caricaturé par les Nuls). Surréaliste…
C’est dans cette atmosphère que m’aborde Kamyar, une baraque aux allures de 3è ligne néo-zélandais. Sympathique, il m’explique en anglais qu’il cumule un travail comme responsable dans le restaurant en plus de son emploi d’architecte, une situation courante en Iran en raison des salaires peu élevés. Il me tend spontanément une grande boîte de baklavas (petites pâtisseries sucrées) tout juste achetée, et en objectant sans vraiment refuser, je le remercie pour sa générosité et son hospitalité. Il me quitte avec un sourire… et je réalise quelques minutes plus tard ma probable méprise. Ta’arof, vous vous souvenez? Ce « code » de conduite qui régit les relations entre individus, et qui veut par exemple que le taxi fasse semblant de refuser que vous le payiez? Voilà, je pense que je suis tombé dans le panneau cette fois… Impossible de revenir en arrière cependant, le cadeau a été accepté et ce serait encore plus gênant s’il avait vraiment l’intention de me les offrir.
Il s’agit ici d’une anecdote, mais qui peut illustrer plus largement la difficulté rencontrée en Iran de démêler le vrai du faux, l’opinion sincère du discours courtois ou de façade chez nombre d’interlocuteurs iraniens. Pas de changement dans la tonalité de la voix, une expression impassible, autrement dit pas d’indice qui permette de détecter un changement d’humeur ou en l’occurrence une déconvenue…
Connue notamment pour ses tapis*, Tabriz a vu comme d’autres grandes villes iraniennes son centre historique dilué dans la masse de boutiques de fripes, de téléphone portable et d’hôtels bon marché… Dissimulé derrière passerelles, bâtiments bétonnés et enseignes tape à l’œil, son bazar historique est fascinant: un labyrinthe dans lequel perce péniblement la lueur du jour, assemblage inextricable de ruelles étroites sans fin, surmontées de timches (domes de briques) et battues par des pousseurs de tous âges, porteurs voûtés ou vendeurs de tchaï ambulants. Régulièrement, de grands portails ogivaux ouvrent le passage sur de vastes halls spécialisés: tintement des marmites et de vaisselle ici, souffle des tapis que l’on déroule devant l’acheteur là, regards muets devant les vitrines de bijoux ailleurs, foisonnement multicolore d’épices et de fruits secs enfin.
En quête d’un chapeau traditionnel, je parviens après maints détours à trouver une boutique, engoncée entre un marchand de fruits et un vendeur de produits de beauté. Assis sur un tabouret, Hassan semble à l’étroit dans son lieu de travail, où chapka, bérets ou encore kola-e-pashm (littéralement « chapeau de laine ») jonchent le sol et débordent des étagères en kit. Le business est une affaire de famille: il y a plus de 30 ans, il succède à son père, qui avait lui même repris l’affaire de son paternel. Négociant, Hassan confectionne également ces chapeaux de laine à l’aide d’une petite machine, ainsi que la spécialité locale, le kola-e-duzan: ovale, il est formé d’une structure en carton, couverte de laine de mouton. Un couvre-chef approprié pour l’hiver donc, qui ne protège cependant pas les oreilles. Ce sera finalement pour moi le chapeau de laine pure, idéal lors des soirées de bivouac.
Je quitte Tabriz dans la grisaille pour mettre le cap au nord, vers la frontière avec l’Azerbaïdjan que je n’ai pu atteindre plus tôt en raison de la neige. Les températures sont toujours largement négatives et je décide de faire une halte dans un hôtel pour la nuit. Arrivé en milieu d’après-midi dans la ville de Marand, je discute agréablement avec le responsable de l’établissement, et deux jeunes Tabrizies très curieuses qui font leur stage de psychologie dans cette ville. Entre les traductions en anglais des questions du responsable, elles me posent un tas de questions sur la vie en France, les études, la situation de mes sœurs, et plus généralement des femmes dans notre pays. Elles finissent par me proposer de nous retrouver pour le diner qu’elles auront préparé, ce au nez et à la barbe du tenancier qui ne comprend pas un mot d’anglais…
Ravi de pouvoir discuter pour la première fois (la deuxième en réalité) avec des Iraniennes et curieux d’en savoir un peu plus sur leur ressenti de la vie en Iran, je descends à l’heure dite pour le diner. Zaïda a préparé un véritable festin qu’elle dispose sur une des tables de la salle à manger où je me suis assis, puis repart… Je lui demande pourquoi elle ne s’assoit pas, et elle me dit que nous ne pouvons manger ensemble. J’insiste, en soulignant que je souhaite seulement poursuivre la conversation engagée plus tôt, mais elle refuse, en s’excusant pour cette incompréhension. Quelle déception! Je m’excuse à mon tour et embarrassés, nous échangeons quelques formalités, avant que le responsable ne rentre dans la pièce. Visiblement mécontent, il lance un regard de désapprobation sur Zaïda qui remonte finalement dans sa chambre.
45 minutes plus tard, je sombre progressivement dans le sommeil lorsque 3 coups violents sont assénés à ma porte. Héhé… surprise!! C’est la police des mœurs qui vient me rendre visite, accompagnée du responsable de l’hôtel qui m’adresse un sourire mielleux. Prié de m’asseoir sur le seul fauteuil de la chambre, je subis un interrogatoire en bonne et due forme: que viens-je faire en Iran, à cette saison? Pourquoi l’Iran? Suis-je seul? Est-ce que je ne transporte pas de drogue ou d’alcool dans mes 5 sacs? Etc… Je reste zen, je n’ai rien commis d’illégal et n’ai rien à cacher. Je pense cependant au billet que Zaïda a discrètement glissé sous ma porte 10 minutes avant l’arrivée de la police et que je ne retrouve pas dans mes poches. Me souhaitant bon voyage, elle y avait écrit son nom et adresse mail, ce qui pourrait la compromettre en cas de découverte… Pas de fouille en fin de compte, ni de billet retrouvé. Ironie de l’histoire, Zaïda, pâle comme un linge et qui a troqué le hidjab contre un tchador de circonstance, viendra traduire quelques questions de l’agent en anglais…
La police a-t-elle été alertée par le responsable? Je n’en saurai rien, mais la coïncidence est troublante. Ou peut-être s’agissait-il d’une simple visite de routine, dans les hôtels où les couples officieux sont plus facilement couverts, visite qui aurait débouché sur l’anecdote du touriste à vélo. Exemple en tout cas du système de surveillance et de répression du régime, du climat de peur qu’il instaure chez les Iraniens et du triste sort de la condition féminine en Iran.
Cap au Nord donc, en direction de l’Azerbaïdjan, séparé de l’Iran depuis un traité irano-russe du 19è siècle par la rivière Aras: donnant son nom à la vallée éponyme, elle est associée par certains biblistes à Gihon, l’une des quatre branches du fleuve qui alimenterait le jardin d’Eden (chapitre de la Genèse).
A 140 kilomètres de Tabriz et après un col sans difficulté, la route plonge dans une vaste plaine céréalière aux reflets d’or fin, bordée à l’horizon par les monts enneigés d’Arménie et d’Azerbaïdjan. Elle finit sa course dans la ville de Jolfa, ancienne cité arménienne où l’étroite vallée d’Aras s’ouvre d’est en ouest. Les températures, comme la neige, ont fondu à cette altitude proche du niveau de la mer et je pédale confortablement au dessus de 5°C.
Une dizaine de kilomètres après Jolfa, le ruban d’asphalte s’engouffre dans un entonnoir d’une quarantaine de kilomètres, où les traces de l’homme se limitent du côté iranien aux check-points de l’armée et à une église arménienne*. Après les paysages monochromes des derniers jours, j’apprécie la palette d’ocre et de rouge ornant les talus rocheux abruptes. En contrebas, la rivière abrite une réserve importante de canards sauvages qui, perturbés par ma présence, prennent leur envol.
Après Poldasht, j’aperçois déjà la cime du Mont Ararat, signal que la frontière turque se rapproche. Demain, je change une nouvelle fois de pays, de culture, de reliefs, pour un autre défi: la traversée de l’Anatolie.
Réponses aux énigmes précédentes
1) Cette construction de terre crue est une « maison de glace »; l’eau était congelée l’hiver dans des bassins externes, puis stockée dans ce grand « frigidaire » (le grand trou creusé à l’intérieur sert à entreposer la glace et à réduire l’effet de la chaleur) pour subvenir aux besoins en eau l’été, dans des villes où les températures dépassent les 45°C et les précipitations sont rares.
2) Les deux battants sont de forme et de poids différents, et produisent donc un son différent, afin que les habitants de la maison sachent s’il s’agit d’une femme ou d’un homme, et décident qui doit aller ouvrir la porte (les femmes vont ouvrir pour les femmes et les hommes pour les hommes).
Énigme de la semaine
A quoi servent ces tours, percées aux quatre points cardinaux de sortes de « volets » verticaux, et que l’on retrouve dans de nombreuses villes iraniennes proches du désert?
* Hafez: poète persan du 14è siècle dont le mausolée à Shiraz attire des visiteurs de tous horizons: touristes, étudiants en lettres, musiciens ou mollahs viennent se recueillir sur la tombe de cet auteur très populaire en Iran, connu pour son recueil de poèmes, Dîwan, exaltant les plaisirs de la vie.
Extrait:
Quelle béatitude se put comparer aux murmures
De l’amour, aux caresses échangées dans les bosquets?
Pourquoi alors empêcher que mon bonheur n’éclate!
Hâte-toi, hâte-toi, mon amour, et apporte la coupe!
[…]
Le double ravissement de l’amour et du vin
Naît d’une même source!
Devons-nous être blâmés, devons-nous être plaints
Lorsque la passion gronde en nous, irrésistible!
* Le peuple azéri vit essentiellement dans 2 pays: l’Azerbaïdjan et l’Iran, où ils occupent le Nord ouest du pays. Les Iraniens azéris conversent en premier lieu dans un dialecte turco-farsi.
* Kerbala: ville irakienne dans laquelle Hussein a été décapité (célébration de l’Ashura), aujourd’hui lieu saint pour les chiites.
* Le tapis constitue un élément essentiel de la culture iranienne. Essentiellement utilisé à des fins décoratives, il sert également comme tapis de prière, puis chez les nomades de « matelas » isolant pendant l’hiver et de protection contre les animaux rampants indésirables. De formats différents, un tapis de qualité se distingue par la quantité de nœuds tissés au dm², la qualité du matériau (différentes laines, soie) et les colorants. Plusieurs villes en Iran disposent de leur propre type de tapis (notamment Tabriz, Qom, Ispahan, Kashan et Kerman).
* Perchée sur un rocher, celle-ci fut bâtie sur les ruines d’une des premières églises chrétiennes de notre ère (62 après JC).