La svadba
Samedi, 13h, dans un parc public à Dushanbé. Loin de l’agitation et de la rumeur automobile du boulevard Rudaki, de jeunes amoureux partagent secrètement quelques moments d’intimité à l’ombre des nombreux kiosques de bois bordés de jardins fleuris. Sous un soleil rendant tout son éclat aux teintes automnales parant les nombreux arbres fruitiers, le parc constitue un havre de paix niché entre l’artère principale et les faubourgs soviétisés et saturés de l’est de la ville.
Alors que je me dirige vers la sortie principale, je suis surpris par un concert de klaxons qui ne trompe pas: il s’agit d’une svadba (célébration de mariage), ou devrais-je dire de plusieurs svadbas. J’aperçois une poignée de couples en habits de mariage qui patientent au portail. Stationnées en file indienne, hummers, chevrolet et mercedes limousines louées pour l’occasion et lustrées jusqu’aux pneus rivalisent de blancheur et de longueur. Le mariage est un évènement unique dans une vie et les familles ne lésinent pas sur les moyens: parmi mes hôtes tadjiks et ouzbeks, certains épargnaient plusieurs années de salaire, et leur fils travaillait quelques mois voire années en Russie pour s’offrir une cérémonie de prestige; repas gargantuesques (la liste des invités est longue: la famille, les amis mais aussi les voisins et éventuellement les gens de passage, ce qui donne quelques centaines de personnes rapidement en considérant que de nombreuses familles comprennent pas moins de 4 enfants) et danses dans une salle prévue à cet effet constituent le programme des festivités nocturnes. Pour l’heure, il s’agit d’un des moments les plus importants de la journée, du moins le plus long: après avoir officialisé leurs unions civile et religieuse, les époux paradent en ville et se rendent dans les différents parcs* dans l’après-midi pour la séance photo.
Si le complet gris semble être la norme chez les hommes, les femmes et jeunes filles, coiffées d’un chapeau ou d’un simple fichu, revêtent ici leurs plus beaux atours traditionnels: les juties (mocassins portés en Inde notamment) accompagnent un salwar kameez** aux tons vifs, rehaussés par des parures dorées et imitation cristal.
Les badauds s’arrêtent, observent et commentent le défilé qui commence et durera toute l’après-midi. Le premier couple entre en piste, suivi d’un photographe et d’un caméraman qui choisissent les meilleurs spots, au grand dam des mariés qui peinent à progresser élégamment dans l’herbe grasse. Dans un décor romantique, ils deviennent alors les acteurs de mises en scène bollywoodiennes: la caméra réalise dans un premier temps une boucle à 360° autour des protagonistes, dont le regard est plongé dans celui du conjoint, les mains jointes et le buste subtilement penché en arrière; s’ensuit un cliché devant un parterre de fleurs pourpres, le mari agenouillé au pied de la mariée, cette dernière lui accordant le luxe de son regard et lui offrant nonchalamment sa main. Cela sous le regard attentif et amusé des demoiselles d’honneur…
Film et photos compilés, les festivités peuvent alors continuer.
* Les parcs des capitales (actuelles ou anciennes) en Asie centrale témoignent souvent de l’histoire du pays à travers certains symboles. Ceux-ci datent de l’époque soviétique (mémorial de la seconde guerre mondiale au parc Panfilov à Almaty) ou font souvent suite à l’indépendance et à la « construction » d’une histoire et d’une identité nationale (statue du fondateur de la nation tadjike à Dushanbé, statues de Tamerlan à Tashkent ou Samarcande), et constituent ainsi des lieux privilégiés pour les photos de mariage.
** Vêtement composé d’un salwar (pantalon bouffant, resserré au niveau de la cheville) et d’un kameez (tunique à manches longues), traditionnellement porté en Afghanistan, au Pakistan et en Inde.
Allah tout puissant
Tadjikistan, Dushanbé.
Après avoir passé la majorité de mes nuits tadjikes chez l’habitant et refusé diplomatiquement la proposition de mon colocataire d’une nuit de passer une semaine chez lui à Kojand*, j’interroge Iskander* sur cette attitude hospitalière peu commune chez nous:
– Brat**, commence-t-il avant de poursuivre en anglais, l’invité est pour nous un cadeau d’Allah pour éprouver notre foi. Si tu offres ce qui t’appartient, Allah te récompensera en t’en donnant le double. Sont reçus comme des invités les amis et la famille, mais d’autant plus les gens de passage comme toi qui font un long voyage.
Il continue en m’expliquant avoir blessé ses amis qui souhaitaient le recevoir chez eux à Dushanbé, leur ayant répondu qu’il préférait l’hôtel pour ne pas les déranger…
Ouzbékistan, Tashkent.
La liste des sites d’intérêt arrêtée, je réalise qu’avec les demandes de visas turkmène et iranien je ne pourrai visiter le pays a vélo. L’occasion d’observer un rituel respecté par petits et grands avant d’effectuer un voyage en train, taxi ou bus, de la même manière qu’après tous les repas: l’amin. Paumes orientées vers le ciel et mains jointes, les passagers les passent sur leurs visages comme s’ils les nettoyaient, après avoir prié et remercié Allah, en l’occurrence de sa protection. Il est également observé à chaque reprise lorsque nous passons devant un cimetière ou une mosquée.
Ce rituel est le témoignage le plus fréquent de la foi islamique des habitants que j’ai rencontrés depuis le début de ce voyage, et semble s’apparenter plus à de la superstition qu’à une réelle pratique religieuse. Il n’est en effet pas rare de voir l’amin lorsque une bouteille de vodka est finie, le ramadan était rarement observé et le tissu que les femmes utilisent comme couvre-chef s’apparente plus à un fichu qu’au foulard islamique. La présence récente du régime soviétique pendant plus de 70 ans n’est sans doute pas étrangère à cette faible dévotion: entre autres, l’écriture arabe a été supprimée et l’essentiel des écoles religieuses, dont les madrasas***, fermées…
* Héritage d’Alexandre le Grand, général macédonien qui a conquis le territoire au IVè siècle av. JC et y a fondé notamment la ville d’Alexandrie d’Eskhate, aujourd’hui Khojand. Des hommes ainsi que des sites naturels portent en outre son nom, soit Iskander.
** « Frère » en russe
*** Désignant en Ouzbékistan des universités destinées à former les imams (dirigent la prière à la mosquée), elles dispensent des cours de théologie et d’arabe, mais aussi de mathématiques, de médecine, d’anglais etc…